Platon
Extrait du document
«
"Quand on dit de chaque être vivant qu'il vit et qu'il reste le même - par exemple,
on dit qu'il reste le même de l'enfance à la vieillesse -, cet être en vérité n'a jamais
en lui les mêmes choses.
Même si l'on dit qu'il reste le même, il ne cesse pourtant,
tout en subissant certaines pertes, de devenir nouveau, par ses cheveux, par sa
chair, par ses os, par son sang, c'est-à-dire par tout son corps.
Et cela est vrai non
seulement de son corps, mais aussi de son âme.
Dispositions, caractères, opinions,
désirs, plaisirs, chagrins, craintes, aucune de ces choses n'est jamais identique en
chacun de nous ; bien au contraire, il en est qui naissent, alors que d'autres
meurent.
C'est en effet de cette façon que se trouve assurée la sauvegarde de tout
ce qui est mortel ; non pas parce que cet être reste toujours exactement le même à
l'instar de ce qui est divin, mais parce que ce qui s'en va et qui vieillit laisse place à
un être nouveau, qui ressemble à ce qu'il était.
Voilà par quel moyen, Socrate, ce
qui est mortel participe de l'immortalité, tant le corps que tout le reste." PLATON
[Introduction]
Il ne faut guère une longue maturité pour qu'une personne constate qu'elle est soumise à de multiples transformations,
tant physiques que mentales, qui lui enseignent l'écoulement du temps.
Vivre, c'est vieillir, et vieillir,, c'est éprouver la
modification de son apparence en même temps que de sa personnalité.
Malgré ces changements, l'individu conserve le
sentiment d'être semblable à lui-même, il se sent toujours être « le même ».
Quelles conséquences peut-on déduire de
cette permanence à travers le changement, de cette union du même et de l'autre ? L'interlocuteur de Socrate affirme
que par là se manifeste une participation à l'immortalité — mais cette dernière est toute relative, et ne doit pas être
confondue avec celle du « divin ».
[I.
L'action corrosive du temps]
Le texte commence par souligner la coprésence de deux phénomènes apparemment contradictoires.
D'une part, en
effet, chaque être vivant est perçu comme bénéficiant d'une permanence : quel que soit le moment où on le considère
(qu'il soit jeune ou âgé), c'est bien le même être que l'on désigne, et auquel on s'adresse éventuellement.
Mais, d'un
autre côté, il est évident que cet être ne cesse de se transformer : il n'« a jamais en lui les mêmes choses » ; ce qui
signifie qu'il en perd certaines.
mais qu'il en acquiert d'autres.
Le constat est évident du point de vue physique : chaque partie du corps vieillit, se sclérose, mais est remplacée par
une partie équivalente.
Ainsi l'être ne cesse de devenir « nouveau » : il se renouvelle dans sa chair, et c'est bien ainsi qu'il peut survivre,
c'est-à-dire, au sens strict, continuer à vivre.
Les « pertes » sont compensées par des apports de remplacement, du
moins dans la plupart des cas (puisque le chauve perd définitivement ses cheveux).
Cette évolution physique peut être mise en parallèle avec celle que connaît l'âme elle-même, qui est elle aussi
changeante : chaque sujet modifie ses opinions, ses sentiments, ses désirs.
Des craintes sont oubliées, mais laissent
place à de nouvelles.
Les chagrins se succèdent : ils ne sont pas la répétition d'un seul chagrin, mais la retour d'une
disposition de l'âme qui est éprouvée, dans chaque situation, de manière nouvelle.
Ainsi, on peut affirmer que, dans le
domaine intellectuel ou spirituel, et même dans la sphère des sentiments, des phénomènes disparaissent, tandis que
d'autres surgissent et viennent en prendre la relève.
Il n'y a rien, ni dans le corps ni dans l'âme, qui soit éternel : la
vieille leçon d'Héraclite est dans une certaine mesure rappelée, et « tout se transforme ».
C'est que le temps, dans son
écoulement, ne laisse rien dans son état originel ; son écoulement se marque bien dans cette modification qui semble
n'épargner aucune chose.
[II.
Le maintien de l'identique]
Ce qui peut dès lors surprendre, une fois reconnue cette action corrosive du temps, est que malgré, tout, l'identique
parvienne à se maintenir.
« C'est de cette façon », affirme l'interlocuteur de Socrate, « que se trouve assurée la
sauvegarde de tout ce qui est mortel », et cette notion de sauvegarde fait référence à ce qui, à travers les
transformations vécues, constitue le même, c'est-à-dire une sorte de principe d'identification, ce qui permet de
reconnaître que le même être perdure.
L'échange permanent entre l'ancien aspect (ce qui disparaît) et la nouvelle apparence (l«< être nouveau » qui en
prend la place) ne produit pas une simple répétition : je ne suis pas en tout point identique à ce que j'étais il y a dix ou
vingt ans.
Mais le nouveau « ressemble à ce qu'il était » : il est certes nouveau, mais il conserve en lui comme le
souvenir de sa manifestation antérieure.
La répétition nierait la nouveauté (et le temps), elle impliquerait une
constance statique.
Au contraire, la « sauvegarde» du mortel est de l'ordre du maintien d'un fond commun, recouvert
par des apparences différentes : en deçà des changements qui se succèdent, ce fond assure la liaison entre les
moments successifs, comme un sous-sol recouvert par des terres variables mais superficielles.
Ce principe de continuité est présent dans tout ce qui est « mortel ».
Il concerne évidemment l'homme, qui est sans
doute le plus sensible à ses
modifications, mais aussi les autres étants, animaux ou végétaux.
Du bourgeon à la fleur, c'est une seule trajectoire.
»
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