Platon
Extrait du document
«
Et dès lors, Glaucon, nous dirons je pense, qu'un homme est juste de la même
manière qu'est précisément juste l'État, lui aussi.
— De toute nécessité.
— (...)
nous n'avons pas oublié, que, au moins pour l'État, la justice résultait de ceci, que
chacune des trois classes dont il est formé accomplit la tâche qui est proprement la
sienne.
— Nous ne l'avons pas oublié, je pense! dit-il.
— On devra donc dire qu'est
juste celui dont les différentes fonctions qui sont en lui accomplissent chacune leur
tâche.
— (...) Mais n'est-ce pas à la fonction raisonnante qu'il sied de commander,
en tant qu'elle est sage et que, pour l'âme tout entière, elle est une providence
supérieure ? à la fonction impétueuse, d'être docile et de se mettre au service de
l'autre? — Hé ! entièrement ! — Mais n'est-ce pas, ainsi que nous le disions, le
mélange de musique et de gymnastique qui rendra concertantes ces deux
fonctions, tendant la vigueur de la première et lui donnant pour aliments de beaux
entretiens, des connaissances, détendant la seconde en la sermonnant, en
l'apprivoisant par l'harmonie comme par le rythme ? — Oui, ma parole ! s'écria-t-il.
— Dès lors ces deux fonctions, après avoir reçu une éducation de ce genre, après
avoir réellement appris quelle tâche est la leur et pourvu de cette instruction,
auront le pas sur la fonction désirante, qui, en chacun de nous, est sans doute le plus gros de l'âme et ce qui,
par nature, est le plus insatiable de s'enrichir ; à elles deux, elles la surveilleront pour éviter que, en se
gavant des prétendus plaisirs qui se rapportent au corps, elle ne grossisse davantage et ne se fortifie ; que,
manquant, pour son compte, à l'accomplissement des tâches qui sont les siennes, elle n'entreprenne de
réduire en esclavage, de gouverner les deux premières, ce qui, en raison de son rang, ne lui sied pas; que, en
toutes choses, elle ne mette sens dessus dessous l'existence dans son ensemble.
Cette page contient comme une synthèse des acquis de l'argumentation de Socrate.
Au livre I, Socrate a dû affronter l'ardeur provocante de Thrasymaque faisant l'éloge de l'injustice :
« C'est la peur, non pas de commettre les actes injustes, mais d'en être la victime, qui inspire à ceux pour qui
l'injustice est objet d'opprobre l'opprobre dont ils la couvrent.
Tu le vois, Socrate, il y a plus de vigueur, plus de libre
dignité, plus de dignité dans l'injustice que dans la justice, quand l'injustice croît au degré convenable » (I, 344, p.
881).
Au livre II (II, 360, p.
900-902), Glaucon, faisant écho à Thrasymaque, exploite la légende du pâtre Gygès : ayant
trouvé par hasard un anneau rendant invisible, il s'en serait servi pour séduire l'épouse du roi et prendre sa place ; aux
yeux de Glaucon, personne ne pourrait agir avec justice si l'impunité était garantie par un anneau magique ; nous
vanterions ainsi les mérites de la justice faute de pouvoir la transgresser.
Par une analyse dialectique de la justice, Socrate parvient à montrer qu'il ne s'agit précisément pas d'une « notion »,
que l'on pourrait définir à volonté : la justice n'est pas d'abord une vue de l'esprit ; elle est une condition qui rend
possible l'existence.
Dès le livre I (I, 352, p.
893) cette idée apparaît, ébauchée de façon simplement négative :
« C'est évidemment une propriété de cette sorte qui appartient à l'injustice, une propriété telle que, en quelque sujet
que soit née l'injustice, que ce soit un État, ou une famille, ou une armée, ou n'importe quoi d'autre, son premier effet
est de produire en ce sujet une incapacité d'être, dans son activité, cohérent avec soi-même, en raison des
dissensions, des contradictions ; de produire, en outre, une hostilité foncière aussi bien envers soi-même qu'envers son
contraire, c'est-à-dire le juste.
»
Ici on parvient à montrer pourquoi il faut préférer la justice à l'injustice : ce n'est pas en vertu d'un choix moral voire
moralisateur...
Le paradigme de la cité va pouvoir être exploité.
En effet, il est possible de distinguer dans la cité plusieurs fonctions
complémentaires : les philosophes qui, par leur vision de l'ensemble, dirigent chaque chose vers son bien, les gardiens,
qui exercent intelligemment la force sous le commandement des philosophes, les producteurs, qui soumis aux deux
catégories précédentes, donnent à la cité son fondement économique.
La cité ne peut se maintenir que dans la mesure
où l'équilibre entre ces trois parties est lui-même maintenu en accord avec le rôle que chacune doit jouer étant donné
sa nature : si les gardiens par exemple gouvernent sans être éclairés par les philosophes, l'arbitraire et la violence
s'emparent de la cité ; si les producteurs dictent leur loi, la ploutocratie aveugle ou l'anarchie s'emparent de la cité.
Il
faut donc une harmonie réglée, un ordre fondé sur la nature même des choses : la justice est précisément la vertu par
laquelle cette harmonie peut exister.
De la même façon, il y a une tripartition de l'âme : trois parties en elle remplissent trois fonctions distinctes et
complémentaires, la partie intellectuelle, qui commande par la connaissance du bien, la partie volontaire qui agit, la
partie « bestiale » ou fonctionnelle qui remplit les fonctions liées aux besoins du corps.
La grandeur de ces parties est
inversement proportionnelle à leur dignité : la troisième partie est, en effet, « le plus gros de l'âme ».
Il importe donc
que la partie intellectuelle exerce une domination vigilante.
Cette analogie entre l'âme et la cité permet de comprendre pourquoi il est possible d'appliquer à l'âme les conclusions
tirées de l'analyse de la cité : dans les deux cas, il s'agit de penser une harmonie entre des parties complémentaires
mais divergentes appelées à former un tout.
Dans cette logique, le bien de l'âme, comme le bien de la cité, se confond
avec son être : elles ne peuvent exister toutes deux qu'à la condition de respecter l'harmonie idéale..
»
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