Platon
Extrait du document
«
PRESENTATION DU "MENON" DE PLATON
Le dialogue du Ménon met en scène Socrate, Ménon, qui se réclame du Sophiste Gorgias, un esclave et Anytos, qui,
historiquement, fut l'un de ceux qui condamna Socrate à mort.
On a ainsi un affrontement entre la philosophie, la
sophistique vénale et versatile, et la puissance politique autour de la question centrale : la vertu s'enseigne-t-elle ?
L'aporie du dialogue tendrait à montrer l'impuissance de la philosophie face aux arrogances du pouvoir.
Mais la figure de
l'esclave, symbole de l'absence de savoir et de pouvoir, est là pour montrer que le philosophe peut tourner vers le Vrai
mais aussi le Bien ceux qui acceptent de jouer le jeu du dialogue.
Dans le même temps, elle apporte une réponse
implicite au problème de la vertu.
Ménon (à Socrate qui lui demande : « Qu'est-ce que la vertu? »).
— Mais, Socrate, il
n'y a pas de difficulté pour moi à parler.
En premier lieu, si c'est la vertu de
l'homme que tu souhaites, il est aisé de dire que ceci constitue la vertu d'un
homme : être ce qu'il faut être pour gérer les affaires de l'État, et, dans cette
gestion, faire le bien de ses amis et le mal de ses ennemis, en se gardant soimême d'avoir, en rien, pareil mal à subir.
Souhaites-tu la vertu d'une femme? Il
n'est pas difficile d'expliquer que cette dernière a le devoir de bien administrer la
maison, en veillant à l'entretien de ce que renferme la maison, en étant docile aux
instructions de son mari.
De plus autre est la vertu de l'enfant selon que c'est un
garçon ou une fille, autre celle d'un homme plus âgé, d'un homme libre, d'un
esclave.
Comme il existe une prodigieuse quantité d'autres vertus, on n'est pas
embarrassé, au sujet de la vertu pour dire en quoi elle consiste.
(...).
Socrate.
— Ah ! quelle bonne fortune extraordinaire c'est pour moi, semble-t-il, si
étant en quête d'une unique vertu, j'ai trouvé, placé sous ta main, un essaim de
vertus.
Et pourtant, Ménon, si je t'interrogeais, pour garder l'image de l'essaim, sur
ce que peut bien être la nature d'une abeille et que tu m'eusses dit que des
abeilles, il y en a de beaucoup de sortes, que me répondrais-tu si je te demandais : « Prétends-tu que ce soit
du fait même d'être des abeilles qu'elles sont de beaucoup de sortes et différentes les unes des autres? Ou
bien que, par ce fait même, elles ne diffèrent nullement, mais par quelque autre caractère, ainsi par leur
beauté ou par leur grosseur, ou par quelque autre caractère du même genre ? » Dis-moi, que répondrais-tu
interrogé de la sorte?
Mén.
— Ce que je répondrais, moi ? c'est qu'elles ne diffèrent en rien l'une de l'autre, en tant qu'elles sont des
abeilles !
Socr.
— Mais si, après cela, je te disais : « C'est donc, Ménon, de cette seule chose que je te demande de
parler : ce en quoi elles ne diffèrent nullement, mais sont, toutes, sans exception, la même chose, qu'est-ce
que c'est d'après toi? » sans doute serais-tu à même de me faire une réponse.
Mén.
— Oui, ma foi !
Socr.
— C'est précisément ainsi qu'il en est également au sujet des vertus ! Quand bien même elles seraient
de beaucoup de sortes, toutes sans exception possèdent du moins un certain caractère identique, qui est
unique, par lequel elles sont des vertus et vers lequel aura tourné son regard celui qui, en réponse à la
question qu'on lui a posée, est, je pense, convenablement en état de faire voir quelle peut bien être la réalité
de la vertu.
Cette page, située au début du dialogue, présente les tâtonnements du vulgaire face à l'exigence philosophique.
Alors
que Socrate cherche à définir les caractères essentiels de la vertu, que l'on retrouve en tous les exemples d'actes
vertueux, Ménon se perd dans l'accumulation d'exemples.
Facilement content de lui-même, il croit que l'abondance
d'exemples est signe de la pertinence de sa réponse : son ton est méprisant ; la recherche est facile, dit-il, parce que
la question est trop simple ; le philosophe est celui qui cherche des difficultés là où, de toute évidence, il n'y en a pas
!?
En réalité, Socrate, fidèle à sa méthode, va introduire le doute chez son interlocuteur par le moyen de l'ironie : en
feignant de le complimenter (« quelle bonne fortune extraordinaire...
»), il va l'amener à s'apercevoir qu'il ne sait pas ce
qu'il croyait savoir, que la simplicité apparente recèle une question plus délicate : au-delà de la pluralité des exemples,
comment saisir ce qui les unit ; comment comprendre que, dans leur diversité, ils soient précisément les exemples
d'une seule et même idée? La quête philosophique s'efforce de remonter de la multiplicité des exemples à l'unicité de
l'idée, de la pluralité des effets à l'unicité de la cause, en un mot, des préjugés au vrai savoir.
Curieusement, Socrate parle de l'idée comme s'il s'agissait d'un être : « par lequel elles sont des vertus et vers lequel
aura tourné son regard...
».
Il semble ici que ce qui est visé par la recherche du philosophe ne soit pas seulement le
sens des mots : la philosophie n'est pas un jeu de mots...
ni même un jeu sur les mots! Le but n'est pas de savoir ce
que, dans une culture donnée, on entend par le mot vertu ; plus fondamentalement, il s'agit de connaître la cause pour
laquelle des actes aussi différents que celui de l'homme, de la femme, ou de l'enfant ont les mêmes qualités : de même
que les abeilles ont en commun des caractères constitutifs identiques par leur espèce commune, de même les actes.
»
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