Philo kholle: la liberté
Publié le 04/12/2023
Extrait du document
«
Messieurs
Je me propose de Vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux
genres de liberté, dont les différences sont restées jusqu'à ce jour inaperçues, ou du moins,
trop peu remarquées.
L'une est la liberté dont l'exercice était si cher aux peuples anciens;
l'autre celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes.
Cette
recherche sera intéressante, si je ne me trompe, sous un double rapport.
Premièrement, la confusion de ces deux espèces de liberté a été parmi nous, durant des
époques trop célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de maux.
La France s'est vue
fatiguer d'essais inutiles, dont les auteurs, irrités par leur peu de succès, ont essayé de la
contraindre à jouir du bien qu'elle ne voulait pas, et lui ont disputé le bien qu'elle voulait.
En
second lieu, appelés par notre heureuse révolution (je l'appelle heureuse, malgré ses excès,
parce que je fixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bienfaits d'un gouvernement
représentatif, il est curieux et utile de rechercher pourquoi ce gouvernement, le seul à l'abri
duquel nous puissions aujourd'hui trouver quelque liberté et quelque repos, a été presque
entièrement
inconnu
aux
nations
libres
de
l'antiquité.
Je sais que l'on a prétendu en démêler des traces chez quelques peuples anciens, dans la
république de Lacédémone, par exemple, et chez nos ancêtres les Gaulois; mais c'est à tort.
Le gouvernement de Lacédémone était une aristocratie monacale, et nullement un
gouvernement représentatif.
La puissance des rois était limitée; mais elle l'était par les
éphores, et non par des hommes investis d'une mission semblable à celle que l'élection
confère de nos jours aux défenseurs de nos libertés.
Les éphores, sans doute, après avoir été
institués par les rois, furent nommés par le peuple.
Mais ils n'étaient que cinq.
Leur autorité
était religieuse autant que politique; ils avaient part à l'administration même du
gouvernement, c'est-à-dire, au pouvoir exécutif; et par là, leur prérogative, comme celle de
presque tous les magistrats populaires dans les anciennes républiques, loin d'être
simplement une barrière contre la tyrannie, devenait quelquefois elle-même une tyrannie
insupportable.
Le régime des Gaulois, qui ressemblait assez à celui qu'un certain parti voudrait nous rendre,
était à la fois théocratique et guerrier.
Les prêtres jouissaient d'un pouvoir sans bornes.
La
classe militaire, ou la noblesse, possédait des privilèges bien insolents et bien oppressifs.
Le
peuple
était
sans
droits
et
sans
garanties.
A Rome, les tribuns avaient, jusqu'à un certain point, une mission représentative.
Ils étaient
les organes de ces plébéiens que l'oligarchie, qui, dans tous les siècles, est la même, avait
soumis, en renversant les rois, à un si dur esclavage.
Le peuple exerçait toutefois directement
une grande partie des droits politiques.
Il s'assemblait pour voter les lois, pour juger les
patriciens mis en accusation: il n'y avait donc que de faibles vestiges du système
représentatif à Rome.
Ce système est une découverte des modernes, et vous verrez, Messieurs, que l'état de l'espèce
humaine dans l'antiquité ne permettait pas à une institution de cette nature de s'y
introduire ou de s'y établir.
Les peuples anciens ne pouvaient ni en sentir la nécessité, ni en
apprécier les avantages.
Leur organisation sociale les conduisait à désirer une liberté toute
différente de celle que ce système nous assure.
1
C'est à vous démontrer cette vérité que la lecture de ce soir sera consacrée.
Demandez-vous d'abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un
habitant des États-Unis de l'Amérique, entendent par le mot de liberté.
C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté,
ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la volonté
arbitraire d'un ou de plusieurs individus: C'est pour chacun le droit de dire son
opinion, de choisir son industrie, et de l'exercer, de disposer de sa propriété, d'en
abuser même; d'aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte
de ses motifs ou de ses démarches.
C'est, pour chacun, le droit de se réunir à
d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte
que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses
heures d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies.
Enfin, c'est
le droit, pour chacun, d'influer sur l'administration du Gouvernement, soit par la
nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des
pétitions, des demandes, que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en
considération.
Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.
Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de
la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la
paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer
les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les
faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner
ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient
liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective
l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble.
Vous ne trouvez
chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de
la liberté chez les modernes.
Toutes les actions privées sont soumises à une
surveillance sévère.
Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le
rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la
religion.
La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de
nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège.
Dans
les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la
volonté des individus; Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans
que les éphores ne s'offensent.
Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient
encore.
Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse.
A Rome, les
censeurs portent un oeil scrutateur dans l'intérieur des familles.
Les lois règlent les moeurs,
et comme les moeurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne règlent.
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires
publiques, est esclave dans tous les rapports privés.
Comme citoyen, il décide de la paix et de
la guerre; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements;
comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de
mort ses magistrats ou ses supérieurs; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour
être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté
discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie.
Chez les modernes, au contraire,
l'individu, indépendant dans sa vie privée, n'est même dans les états les plus libres,
souverain qu'en apparence.
Sa souveraineté est restreinte, presque toujours
suspendue; et si, à des époques fixes, mais rares, durant les quelles il est encore
2
entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais
que pour l'abdiquer.
Je dois ici, Messieurs, m'arrêter un instant pour prévenir une objection que l'on pourrait me
faire.
Il y a dans l'antiquité une république où l'asservissement de l'existence individuelle au
corps collectif n'est pas aussi complet que je viens de le décrire.
Cette république est la plus
célèbre de toutes; vous devinez que je veux parler d'Athènes.
J'y reviendrai plus tard, et en
convenant de la vérité du fait, je vous en exposerai la cause.
Nous verrons pourquoi de
tous les états anciens, Athènes est celui qui a ressemblé le plus aux modernes.
Partout ailleurs, la juridiction sociale était illimitée.
Les anciens, comme le dit
Condorcet, n'avaient aucune notion des droits individuels.
Les hommes n'étaient,
pour ainsi dire, que des machines dont la loi réglait les ressorts et dirigeait les
rouages.
Le même assujettissement caractérisait les beaux siècles de la république romaine;
l'individu s'était en quelque sorte perdu dans la nation, le citoyen dans la cité.
Nous allons actuellement remonter à la source de cette différence essentielle entre les
anciens et nous.
Toutes les républiques anciennes étaient renfermées dans des limites étroites.
La plus
peuplée, la plus puissante, la plus considérable d'entre elles, n'était pas égale en étendue au
plus petit des états modernes.
Par une suite inévitable de leur peu d'étendue, l'esprit de ces
républiques était belliqueux, chaque peuple froissait continuellement ses voisins ou était
froissé par eux.
Poussés ainsi par la nécessité, les uns contre les autres, ils se combattaient ou
se menaçaient sans cesse.
Ceux qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient déposer
les armes sous peine d'être conquis.
Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur
existence
entière,
au
prix
de
la
guerre.
Elle était l'intérêt constant, l'occupation presque habituelle des états libres de l'antiquité.
Enfin, et par un résultat également nécessaire de cette manière d'être, tous ces états avaient
des esclaves.
Les professions mécaniques, et même, chez quelques nations, les professions
industrielles,
étaient
confiées....
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