Peut-on vouloir le mal ?
Extrait du document
«
Je souffre, donc je suis...
L'expérience de la douleur est une de celles qui nous rend le plus attentifs à notre corps ;
et la souffrance morale nous fait percevoir avec acuité ce qui nous affecte, ou le fait que quelque chose nous
manque.
Dans la peur d'un danger, explique Heidegger, nous faisons l'expérience fondamentale de notre vulnérabilité
qui est au coeur de l'angoisse d'exister.
1.
LES CAUSES DE LA SOUFFRANCE
¦ Le mal subi, dramatique ou banal, suscite le besoin de comprendre, d'expliquer pour justifier ce qui arrive ou pour
en accuser quelqu'un ou quelque chose.
L'idée d'une fatalité, d'un destin auquel on n'échappe pas répond en partie
à ce besoin, en posant plus ou moins confusément une intention, un ordre dans ce désordre.
Mais le hasard d'un
accident ou les catastrophes naturelles nous forcent aussi à penser la malchance, et même l'absurdité du Mal.
¦ Reste qu'une part essentielle de ce qui fait souffrir est au contraire directement imputable à l'action d'autres
hommes : il faut rendre compte du mal commis, de la faute, qui peut être volontaire ou involontaire, et susciter ou
non la culpabilité du responsable.
De plus, l'homme peut exercer un mal conscient avec cruauté, ce qui semble
indiquer un plaisir à faire du mal, et pas simplement une négligence égoïste envers le mal ressenti par autrui.
¦ Les explications mythiques du mal contribuent à le faire accepter comme fatalité ; elles ne sont pas seulement
liées à l'ancienne pensée mythique, mais resurgissent soit en termes de culpabilité (le mal qui m'advient est une
«punition ») soit par l'accusation d'une catégorie sociale de tous les malheurs, selon le principe du bouc émissaire.
¦ À l'explication mythique s'oppose la compréhension des causes effectives, lorsque c'est possible, ainsi que la
reconnaissance du caractère insensé du mal : est alors possible une lutte résolue contre le mal.
2.
LE MAL VOLONTAIRE : LE DÉBAT CLASSIQUE
¦ Pour Socrate, « Nul n'est méchant volontairement ».
L'homme mauvais, (le tyran), fait avant tout une erreur : il
croit, en faisant le mal, agir pour son propre bien.
Il a besoin de punition pour purifier à la fois son être et son
jugement.
Nul n'est méchant volontairement (Platon).
C'est dans le « Gorgias » de Platon que l'on trouve exposé le paradoxe socratique : « Nul n'est
méchant volontairement ».
Cette thèse surprenante de prime abord doit être reliée aux deux autres : « Commettre
l'injustice est pire que la subir » ; « Quand on est coupable il est pire de n'être pas puni que de l'être ».
L'injustice
est un vice, une maladie de l'âme, c'est pourquoi, nul ne peut vraiment la vouloir (on ne peut vouloir être malade),
et la punition, qui est comparable à la médecine, est bénéfique à celui qui la subit.
L'attitude commune face à la justice est résumée par Polos dans « Gorgias » et Glaucon au livre 2 de la
« République ».
Les hommes souhaiteraient être tout-puissants et pouvoir commettre n'importe quelle injustice
pour satisfaire leurs désirs.
Il vaut donc mieux, selon eux, commettre l'injustice que la subir.
Cependant, comme
subir l'injustice cause plus de dommage que la commettre de bien, les hommes se sont mis d'accord pour faire des
lois en vue de leur commune conservation.
Nous ne sommes donc justes, en vérité, que par peur du châtiment.
Si
nous pouvions être injustes en toute impunité, comme Gygès qui possède un anneau le rendant invisible, nous
agirions comme lui : nous ne reculerions devant aucune infamie pour nous emparer du pouvoir, devenir tyran.
Bref,
nous serions injustes pour satisfaire nos désirs.
Platon réfute inlassablement cette thèse, cette hypocrisie qui consiste à ne vouloir que l'apparence de la justice,
l'impunité, pour pouvoir accomplir n'importe quelle injustice.
Le nerf de l'argument consiste à montrer que, en réalité, « Commettre l'injustice est pire que la subir ».
C'est par
une ignorance du bien réel que les hommes souhaitent pouvoir être injustes.
Parce que nous confondons le bien
apparent (le plaisir, la satisfaction immédiate des désirs les plus déréglés) avec le bien réel, la santé de l'âme.
Nous
croyons vouloir commettre l'injustice, alors que c'est impossible, que « nul n'est méchant volontairement », parce
que nous voulons.
Etre injuste est faire son malheur en croyant se faire plaisir.
L'antagonisme entre le point de vue habituel et la position de Socrate est magnifiquement exposé par le débat entre
Calliclès et Socrate, dans le « Gorgias ».
Calliclès prétend : « Voici, si l'on veut vivre comme il faut, on doit
laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer .
» Socrate pense, lui, que l'accès
au bonheur, au Bien, « cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et aux passions qui
résident en soi-même ».
Pour tenter de réfuter Calliclès, Socrate lui montrera que son idéal de mode de vie ressemble bien à une
« passoire ».
L'intempérance consiste à accumuler des plaisirs qui n'ont aucune consistance, à ne pas savoir se
mesurer, se satisfaire, mais au contraire à être habité par des désirs tels que pour les combler il faut « s'infliger les
plus dures peines ».
L'erreur fondamentale de Calliclès est de confondre l'agréable et le bon, de confondre la
démesure des désirs déréglés et irrationnels avec l'équilibre de la satisfaction véritable.
C'est que l'injustice est une maladie de l'âme, et plus précisément encore la subversion d'un ordre.
Le magnifique
mythe de l'attelage ailé dans le « Phèdre » décrit d'une façon imagée ce qu'est l'âme.
Elle est comparée à un.
»
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