Peut on vivre sans philosopher ?
Extrait du document
«
La conclusion de ce qui précède donne donc raison à ce que nous disions au début : les proverbes expriment sous
une forme condensée la sagesse populaire.
Mais la sagesse populaire est-elle la vraie sagesse ? Ce qui apparaît
évident au simple bon sens, est-il évident en réalité ? Il n'est pas besoin de beaucoup d'expérience pour se rendre
compte que le sens commun s'en tient le plus souvent aux apparences, qu'il ne va pas au fond des problèmes et que
les jugements qu'il porte sont d'une vérité assez superficielle.
Avant donc de donner raison à la maxime : « d'abord
vivre, ensuite philosopher », il convient d'examiner plus profondément les termes du problème.
De quelle vie s'agit-il dans l'expression « vivre d'abord » ? La vie est, en effet, le partage des végétaux, des animaux
et des hommes.
Or la deuxième partie de la maxime « ensuite philosopher » montre évidemment qu'il ne peut s'agir
que de la vie humaine, car ni le végétal ni l'animal ne peuvent philosopher n'ayant pas en partage la raison.
Mais la
vie humaine ne consiste pas seulement dans la satisfaction des besoins du corps, les exigences de la vie de l'esprit
ne sont pas moins impérieuses.
« L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui tombe de la
bouche de Dieu ».
Vivre pour la pensée, c'est réfléchir, méditer, c'est philosopher, et un homme qui prétend mener
une vie d'homme ne peut pas plus se passer de philosopher, c'est-à-dire d'exercer son esprit, que de donner des
aliments à son corps.
Vivre sans philosopher, ce serait donc mener une vie semblable à celle d'une plante ou d'un
animal.
Or, dit Stuart Mill : « J'aime mieux être un Socrate mécontent qu'un pourceau satisfait ».
Si donc l'homme
veut mener une vie d'homme, il doit, non pas vivre d'abord et philosopher ensuite, mais unir intimement vie et
philosophie.
Pourrait-il, d'ailleurs, même s'il le voulait, même s'il décidait de tenir pour rien sa pensée, mener une vie purement
animale, ce qui alors donnerait un sens au « vivre d'abord » ? Non.
La Nature a mis, en effet, à la disposition de
l'animal un guide sûr et presque infaillible : l'instinct.
Grâce à lui, l'animal est adapté à la vie : il n'a pas à réfléchir, à
chercher.
Il n'en est pas de même pour l'homme.
Sous le strict point de vue de la vie, la Nature l'a défavorisé par
rapport à l'animal.
Elle lui a bien donné l'intelligence, mais celle-ci ne fournit pas de solutions immédiates aux
problèmes qui se posent.
Or, de cette intelligence, l'homme ne peut se passer, même s'il veut vivre d'une vie
purement animale.
Il lui faut penser, réfléchir, chercher des solutions, faire un choix, c'est-à-dire arrêter l'action
pour s'élever au-dessus d'elle.
S'il s'enferme dans l'action, il la compromet et en ne voulant que vivre d'abord sans
philosopher, il risque d'être entraîné à la mort.
Il ne faut donc pas dire, comme la maxime populaire le voudrait : « primum homo faber, deinde homo sapiens », mais
homo faber quia sapiens » et « homo sapiens quia faber ».
Ne faut-il pas aller plus loin dans l'opposition avec le proverbe que nous étudions ? Vivre d'abord, mais vivre d'une
vie humaine, entièrement humaine.
Or, la vie humaine n'est pas une fin en soi, elle n'est qu'un moyen pour atteindre
cette fin, et cette fin c'est le Souverain Bien.
Vivre, pour l'homme, c'est diriger son activité vers l'acquisition de la
vertu et la possession du bonheur.
Les hommes, hélas ! n'y pensent pas assez, absorbés qu'ils sont par les soucis
purement matériels.
« Unum est necessarium ».
Ce qui indiquera à l'homme la direction de cette vie vers la vertu et
le bonheur, ce qui dirigera son activité vers cette fin en soi, qu'est-ce sinon la philosophie, la méditation ? D'abord
philosopher, puis ensuite vivre pour réaliser ce sans quoi la vie ne vaudrait pas la peine d'être vécue.
Or, que nous apprend justement la Philosophie ? Interrogeons, pour le savoir, celui qui est peut-être le plus grand de
tous les philosophes.
Il nous dit, dans le « Phédon », que ce corps, dont nous cherchons par tous les moyens à assurer d'abord la vie,
n'est que le tombeau de l'âme, que cette vie sur la terre n'est qu'une ombre, une vie dans la caverne.
La vraie vie,
la vie véritable, est celle que mènera l'âme une fois séparée du corps, quand elle contemplera le monde des « Idées
» et, en particulier, la « Forme du Bien ».
Vivre d'abord, ce sera donc mépriser cette vie corporelle pour assurer
autant qu'il nous est possible la plénitude de la vie à notre esprit.
Les plus sublimes méditations de Socrate ne se
situent-elles pas au moment où la mort planait déjà sur lui ? La ciguë était préparée, mais, grâce à ses amis, il
pouvait fuir, sauver la vie du corps.
Il médite, et le résultat de sa méditation, nous le possédons, dans les sublimes
pages du « Phédon » sur l'immortalité de l'âme.
Conclusion.
— Vivre d'abord, formule acceptable, mais à la condition de bien s'entendre sur le sens du mot vivre.
Vivre d'abord de la vie de l'esprit, car c'est la pensée seule qui fait la grandeur de l'homme et lui confère toute sa
dignité.
C'est elle seule qui peut nous renseigner sur la juste place qu'il convient d'accorder dans nos préoccupations
à la vie du corps et qui donnera un sens et une valeur à cette vie.
Vivre ainsi d'abord, c'est en même temps et en
premier lieu philosopher.
Cette conclusion, il est vrai, dépasse les horizons du sens commun.
Tourné vers la terre, attaché à son corps,
l'homme, trop souvent, donne la priorité à sa vie purement animale :
"Du pain et des jeux, du plaisir et des amusements", voilà ce en quoi se résume pour la foule le « vivre ».
Mais alors
elle risque bien de ne plus avoir de temps pour philosopher, et même lui resterait-il du loisir après ce qu'elle
considère comme la seule occupation vraiment sérieuse, qu'elle ne voudrait pas l'employer pour philosopher, car
philosopher risquerait de lui faire comprendre combien sa vie est misérable et insensée.
Or, si l'homme accepte de
vivre en insensé, il ne veut pas admettre que sa vie n'ait aucun sens..
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