Peut-on travailler sans etre esclave ?
Extrait du document
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La condamnation divine envers Adam est sans appel : il sera réduit à affronter la matière afin de pouvoir répondre à ses
besoins.
Si la notion d'esclavagisme est extrêmement connotée historiquement, il n'en reste pas moins que le substantif
même évoque un instrument de torture.
Est-il possible de concilier bonheur et travail ? Est-ce l'essence même du travail qui est synonyme d'esclavage, ou les
conditions dans lesquelles il est mené ?
Les enjeux d'une telle interrogation sont à la fois politiques –comment envisager un mode de fonctionnement de la Cité
par lequel le travail est un acte choisi et non subi ?- et éthiques –concilier travail et bonheur.
En outre, à considérer qu'aucun acte ne devrait être synonyme d'asservissement et d'aliénation pour l'homme, il nous est
nécessaire moralement de nous interroger sur la disparition des conditions de travail qui réduisent l'homme à un esclave.
Le travail comme esclavage
H.
Arendt souligne dans Condition de l'Homme moderne que sous l'Antiquité, celui qui travaille, c'est celui qui répond aux
besoins de son Maître, afin que se dernier puisse se consacrer à la vie contemplative.
Dégagé des obligations, il se repose
sur l'esclave, chargé de faire face à la matière.
Le travail est un gagne-pain, et le dernier des modes de vie : travailler,
c'est seulement veiller à sa survie dans un éternel assujettissement au Maître.
Le travailleur est l'esclave par excellence.
Si dans les sociétés modernes on ne peut parler d'esclave au même sens que sous l'Antiquité, il subsiste une forme
d'esclavage rendu possible par la difficulté des conditions de travail.
Marx, dans ses Manuscrits de 1848 procède à la
dénonciation de la partition du travail qui réduit l'homme à n'être plus qu'une machine face à la matière.
Coupé de l'objet
final de la création, dégagé des processus réflexifs, le travailleur n'est plus un individu, mais une simple force de travail
utilisé dans le but exclusif de développement du profit.
Dans ces conditions, il est impossible de penser le travail sans
considérer sa nature asservissante.
De plus, si l'homme peut rendre esclave un autre homme, l'homme lui-même, par la technique, s'avilit seul.
Heidegger
remarque qu'en voulant se rendre « comme maître et possesseur de la Nature », l'homme ne s'en tient pas uniquement à
considérer la Nature comme un puit sans fin, mais se réduit à nier la possibilité d'une relation juste avec le reste des
étants.
L'homme se nie lui-même par le développement de la technique, pour finir esclave de cette dernière.
Des conditions de possibilité d'un travail libérateur
Il est néanmoins possible de renverser le regard sur le rapport Maître à esclave en considérant, dans la ligne de la pensée
hégélienne, une nouvelle dialectique.
Car si l'esclave est effectivement celui qui se heurte aux obstacles de la Nature pour
répondre à des besoins, c'est également lui qui par là, se perfectionne.
Il multiplie les ruses tant intellectuelles que
physiques pour parvenir à ses fins, alors que le Maître est prisonnier du regard et de l'action de son esclave.
A considérer
que la vie contemplative n'est plus le mode de vie placé le plus haut dans la hiérarchie, il est possible de considérer une
vie de travail non comme un esclavage, mais comme une condition au développement individuel.
Car ce que condamne Marx, ce sont bien les conditions de travail dans une société capitaliste, et non le travail en luimême.
Un homme capable de mener toutes les étapes qui vont de l'élaboration pensée de l'objet à l'objet en lui-même
n'est pas asservi par son travail.
Au contraire peut-il y puiser une source de développement personnel.
Ce qui aliène
l'homme dans le travail, c'est lorsque ce dernier le réduit à l'animalité.
Car à la différence des animaux qui accomplissent des tâches par instinct, l'homme jouit de la possibilité de se
perfectionner, comme le souligne Rousseau.
Il est dans sa nature de dépasser les possibilités dont il dispose à sa
naissance, pour ne cesser de se développer.
Le travail est une condition sine qua non de ce développement, la oisiveté ne
menant qu'aux développement des vices.
De la nécessité d'un travail sans servitude
Kant insiste dans son Introduction à la Métaphysique des Mœurs sur l'impératif catégorique reposant sur la nécessité de
considérer l'homme exclusivement comme fin, et jamais comme moyen.
Or, réduire par son travail l'homme à un esclave,
c'est nier cet impératif catégorique qui permet d'instaurer sans réserve le respect de la personne humaine.
Travailler dans
l'aliénation, par exemple dans les conditions que dénonce Marx, cela revient non seulement à nier le travail effectué –il
n'humanise plus la Nature, ni celui qui l'accomplit, mais aussi l'identité de celui qui l'accomplit.
Car travailler, ce n'est pas
uniquement répondre à des besoins, mais développer une forme de reconnaissance avec ses semblables dans une
communauté.
Travailler comme un esclave, ce serait introduire une telle négation de l'homme que l'égalité entre tous se
voit profondément ébranlée, et les progrès du droit impossibles.
On pourrait voir dans le travail de l'artiste le modèle de tout travail qui se situerait aux antipodes de l'esclavagisme.
Car
l'artiste par son travail ne fait que pas que matérialiser le spirituel, il fabrique également des mondes et participe ainsi au
renouvellement des structures mentales.
Par la redécouverte du réel, il procure aux contemplateurs une nouvelle vision qui
demande réceptivité, lucidité, questionnement.
Ce dernier, nous le retrouvons dans le travail du philosophe, et
particulièrement dans la figure socratique.
Les dialogue socratiques mettent en avant la difficulté qu'il existe à faire
« accoucher » les esprits, de les libérer de leurs préjugés et de leurs automatisme de pensée, de la doxa.
Ce que cherche
Socrate, c'est une possibilité de pensée autonome, conduite par l'exigence de se rapporter à l'essence des choses au non
au faits, qui ne sont constituent que des béquilles illustratives.
Cette autonomie, il est possible de la penser au sein même
du travail manuel.
Au terme de cette analyse, on peut dire qu'il est possible de travailler sans être esclave : les actes contribuent à
développer l'ensemble des facultés humaines, et l'affrontement avec la matière n'est pas une servitude mais signifient le
dépassement de soi-même.
Ce sont les conditions de travail et la structuration sociétale qui peuvent faire du travailleur un
esclave, niant par là tant la Nature que l'homme lui-même.
Aussi nous est-il nécessaire de repenser le travail sur un
modèle tel qu'il serait synonyme de développement de l'autonomie de l'individu, sur un mode proche de l'élaboration d'un
concept philosophique..
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