Peut-on soutenir que rien dans le monde ne s'est accompli sans passion ?
Extrait du document
«
La passion est un moteur des plus efficaces pour ce qui est de pousser l'homme à agir.
Le passionné est tout entier
à ce qu'il fait, rien ne saurait le distraire ; la passion est absorbante, elle confère au sujet une grande capacité de
concentration et celui-ci, en retour, ne regarde pas à la quantité d'effort qu'il doit fournir.
Cependant la passion
n'est pas sans risques, elle porte en elle l'ombre de l'obnubilation, de l'errance : le sujet passionné sait-il encore
changer sa visée, renoncer à une voie qui s'annonce vaine, est-il capable de s'adapter ? En effet, il ne faut pas
présupposer que les œuvres de l'humanité se sont accomplies sans difficultés, accomplir une idée, un projet, ce
n'est pas tant se donner les moyens de le réaliser à tout prix que de savoir l'adapter aux résistances du réel.
I- La passion est au principe de toute œuvre mondaine.
Dans La Raison dans l'histoire Hegel défend une thèse selon laquelle
« rien de grand dans le monde ne s'est accompli sans passion ».
Mais passion
a ici un sens bien précis, il ne s'agit pas de la propension de l'homme aux
sentiments et aux états d'âmes qui en sont corrélatifs.
Par passion Hegel
entend non un objet précis (comme la passion amoureuse) mais une certaine
disposition d'esprit ; être passionné c'est être absorbé par une tâche, c'est
être tout entier intéressé par l'œuvre à accomplir.
Contre les philosophies classiques Hegel se défait de la
représentation de la passion comme obstacle à l'action.
La passion n'est pas
ce qui me paralyse ni me distrait mais au contraire ce par quoi je puis me
concentrer sur mon objet d'élection.
La passion est au principe même du
travail, loin de correspondre à une dispersion du sujet elle est le signe de sa
mobilisation et de son implication, bref la conception hégélienne de la passion
livre une lecture positive de celle-ci.
En fait Hegel retourne contre les détracteurs de la passion leurs
propres arguments : que la passion soit coextensive d'une focalisation
exclusive n'est pas un défaut, l'aveuglement né de la passion permet en fait
que le sujet demeure insensible à ce qui se déroule ailleurs.
La passion permet
de privilégier une tâche indépendamment de la diversité d'une réalité qui, par
ailleurs, continue de se dérouler, de changer.
"Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion..." HEGEL
La passion a souvent été méprisée comme une chose qui est plus ou moins mauvaise.
Le romantisme allemand et, en
particulier, Hegel restituent à la passion toute sa grandeur.
Dans une Introduction fameuse (« La Raison dans
l'histoire ») à ses « Leçons sur la philosophie de l'histoire » - publiées après sa mort à partir de manuscrits de
l'auteur et de notes prises par ses auditeurs -, on peut lire (trad.
Kostas Papaioannou, coll.
10118):
« Rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont participé.
Cet intérêt nous l'appelons passion
lorsque, écartant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes
les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins.
En ce sens, nous
devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion.
»
L'histoire est en apparence chaos et désordre.
Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure : « Qui a
contemplé les ruines de Carthage, de Palmyre, Persépolis, Rome, sans réfléchir sur la caducité des empires et des
hommes, sans porter le deuil de cette vie passée puissante et riche ? Ce n'est pas comme devant la tombe des
êtres qui nous furent chers, un deuil qui s'attarde aux pertes personnelles et à la caducité des fins particulières:
c'est le deuil désintéressé d'une vie humaine brillante et civilisée.
»
L'histoire apparaît comme cette « vallée des ossements » où nous voyons les réalisations «les plus grandes et les
plus élevées rabougries et détruites par les passions humaines », «l'autel sur lequel ont été sacrifiés le bonheur des
peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus ».
Elle nous montre les hommes livrés à la frénésie des
passions, poursuivant de manière opiniâtre des petits buts égoïstes, davantage mus par leurs intérêts personnels
que par l'esprit du bien.
S'il y a de quoi être triste devant un tel spectacle, faut-il, pour autant, se résigner, y voir
l'œuvre du destin ? Non, car derrière l'apparence bariolée des événements se dévoile au philosophe une finalité
rationnelle : l'histoire ne va pas au hasard, elle est la marche graduelle par laquelle l'Esprit parvient à sa vérité.
La
Raison divine, l'Absolu doit s'aliéner dans le monde que font et défont les passions, pour s'accomplir.
Telle est: « la
tragédie que l'absolu joue éternellement avec lui-même: il s'engendre éternellement dans l'objectivité, se livre sous
cette figure qui est la sienne propre, à la passion et à la mort, et s'élève de ses cendres à la majesté».
Ainsi, l'histoire du devenir des hommes coïncide avec l'histoire du devenir de Dieu.
Etats, peuples, héros ou grands
hommes, formes politiques et organisations économiques, arts et religions, passions et intérêts, figurent la réalité de
l'Esprit et constituent la vie même de l'absolu .
« L'Esprit se répand ainsi dans l'histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même.
Mais son
travail intensifie son activité et de nouveau il se consume.
Chaque création dans laquelle il avait trouvé sa
jouissance s'oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d'être oeuvrée.
Ce qu'était son œuvre
devient ainsi matériau que son travail doit transformer en une œuvre nouvelle.
»
Dans cette dialectique ou ce travail du négatif, l'Esprit, tel le Phénix qui renaît de ses cendres, se dresse chaque.
»
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