Peut-on se tromper en disant qu'une chose est belle ?
Extrait du document
«
[Introduction]
Deux cas de figure peuvent se présenter lorsqu'on affirme qu'une chose « est » belle.
Soit on en est intimement convaincu, parce que
notre sentiment ne laisse aucune place au doute ; soit on la dit telle pour se conformer à un jugement répandu, sans pour autant
ressentir au fond de soi cette beauté.
Dans le premier cas, on est honnête avec soi-même, mais rien ne nous assure que la chose soit
belle dans l'absolu : elle l'est pour nous, mais l'est-elle pour les autres ? Dans le second cas, on se trompe soi-même, par crainte de
passer pour un idiot, et l'on se conforme au goût des autres.
Or pouvons-nous affirmer la Joconde « belle », si nous n'éprouvons pas au
fond de nous un sentiment de beauté ? Pourquoi untel s'extasie t-il devant un portrait de Picasso, alors que tel autre le trouve difforme
?
La question posée est celle du jugement de goût.
Se demander si l'on peut se tromper en disant qu'une chose est belle revient à
affronter un paradoxe : comment ne pas faire confiance à son sentiment devant une oeuvre d'art ? Mais comment partager ce
sentiment, pour être en mesure de discuter avec autrui de la beauté ? Comment être fidèle à ce que l'on ressent sans pour autant
compromettre la possibilité même d'une esthétique, d'une « science » du beau ?
[I.
On ne peut pas se tromper lorsqu'on affirme qu'une chose est belle ]
[1.
Une chose « est » belle si on la juge telle]
A moins de supposer que l'on se mente volontairement à soi-même, on ne peut pas se tromper en affirmant qu'une chose est belle.
Car on ne peut pas supposer que la chose diffère de ce qu'elle nous paraît, à nous.
C'est l'argument de Hume, radicalisé en relativisme
: si l'on tombe en extase devant telle sculpture de Rodin ou tel tableau de sa grand-mère, alors l'oeuvre est belle, belle pour soi.
Puisqu'il n'y a d'autre critère du beau que celui du sentiment, propre à chacun, alors on ne peut se tromper en affirmant qu'une chose
est belle (ou laide).
[2.
Ce qui plaît est beau]
Plus précisément, le critère du beau est celui du plaisir ressenti : « Tout objet qui tend à causer du plaisir à son possesseur, ou qui, en
d'autres termes, est la cause propre du plaisir, plaît sûrement au spectateur par une subtile sympathie avec le possesseur.
» (Hume,
Traité de la nature humaine.) La chose « belle » est donc celle qui contente les sens, et le sentiment de plaisir est la preuve nécessaire
et suffisante de cette beauté, pour celui qui le ressent.
[3.
Insuffisance du relativisme en art]
Une telle thèse s'expose cependant à deux réserves, liées entre elles.
D'une part, comment communiquer avec autrui sur la beauté, si
elle est individuelle ? C ar, comme le montre Kant dans la Critique de la faculté de juger, quand on trouve une chose belle, on ne peut «
faire autrement qu'estimer que cet objet doit contenir un principe de satisfaction pour tous ».
On
veut qu'il plaise aussi à autrui.
Or cela semble impossible si l'on fonde la beauté sur la partialité du
sentiment.
Ainsi, et c'est le deuxième point, toute discussion (cf.
le « en disant » du sujet) sur l'art
est rendue caduque par le relativisme.
Il devient impossible de déterminer des oeuvres de
référence et de parler de «chefs-d'oeuvre », puisque chacun a « ses » chefs-d'oeuvre.
Plus de
musée du Louvre, mais un pour Paul et un autre pour Jacques, ou encore un pour les classes
populaires et un pour les classes aisées, etc.
Bref, on a perdu le sens de ce qui fait qu'une chose «
est », essentiellement, belle.
On a manqué ce que H.
Arendt nomme à juste titre, dans La Crise de
la culture, « le caractère public de la beauté ».
Il nous faut donc réfléchir sur des critères communs
du beau.
« La vraie voie de l'amour, [...] c'est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en
passant comme par échelons d'un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions
aux belles sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n'est autre chose que la science de la beauté absolue.
» Platon, Le
Banquet, Ne s.
av.
J.-C.
« Le goût est la faculté de juger d'un objet ou d'une représentation par une satisfaction dégagée de tout intérêt.
On appelle beau
l'objet d'une semblable satisfaction.
» Kant, Critique de la faculté de juger, 1790.
« Est beau ce qui plaît universellement sans concept.
» Kant, Critique de la faculté de juger, 1790.
« Le beau est ce qui est représenté, sans concept, comme l'objet d'une satisfaction universelle.
» Kant, Critique de la faculté de
juger, 1790.
« Le beau se définit [...] comme la manifestation sensible de l'idée.
» Hegel, Esthétique, 1832 (posth.).
»
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