Peut-on reprocher à la philosophie d'être inutile ?
Extrait du document
«
• Vieux reproche réactivé par un certain rétromodernisme, mais ce reproche n'enveloppe-t-il pas une thèse elle-même philosophique qui
aurait la faiblesse aux yeux de la philosophie d'être non contrôlée, non pensée dans ses présupposés et dans ses implications ?
1re remarque :
« Certes, l'homme de la vie courante et ordinaire donne à entendre m philosophe qu'il l'ennuie et qu'il y a des choses plus urgentes à
faire, c'est-à-dire, à vivre au lieu de se préparer sans cesse à être.
Mais le philosophe devrait voir dans cette déclaration la reconnaissance
de sa propre influence : sans lui et sans son discours l'homme qui ne veut pas de la philosophie pour lui-même n'aurait jamais pu
déclarer ce qu'il vient de dire parce qu'il serait immergé dans sa vie et que sa vie ne lui serait pas visible.
» Éric Weil.
Logique de la
philosophie, p.
14.
2e remarque :
Voir la réponse que faisait déjà Socrate à ce reproche d'abord par la comparaison développée en République Livre VI 488a et ensuite par
cette réplique : « Et aussi, au fait qu'il dit vrai en soutenant l'inutilité, pour la foule, de ceux qui, parmi les gens adonnés à la philosophie,
ont la plus haute moralité.
Invite-le cependant à rendre responsable de cette inutilité ceux qui ne les utilisent pas, mais non point les
gens de bien.
» Livre VI 489b.
• Il faudrait s'interroger sur la vivacité d'une discipline qui a été qualifiée d'inutile dès son apparition.
• La philosophie est apparue dans un temps de loisir, quand il a été possible de dégager un temps qui n'était plus nécessaire à la survie.
• Le reproche d'inutilité (utile, ustensile, outil) adressé à la philosophie, n'est-ce pas le reproche d'une pensée techniciste qui se voudrait
en prise directe sur la réalité, sans détour de la théorie et qui verrait sa justification dans ses productions et ses réussites (un des avatars
de cette pensée étant le pragmatisme) ?
• Le reproche d'inutilité ou d'inefficacité peut trouver à s'alimenter dans la philosophie elle-même : ainsi la philosophie ne fut d'aucune
utilité à Socrate en face de ses juges.
Comment l'expliquer ?
• Voir les reproches que Calliclès adresse à la philosophie : la philosophie comme « gaminerie » Platon Gorgias 484 c.
Où l'on voit que le
reproche d'inutilité adressé à la philosophie est commandé par une conception des rapports vie-pensée.
• Ces quelques exemples de l'histoire (d'une histoire-fiction) nous oblige à nous demander quel est ce « on » qui reproche.
Qui reproche à
la philosophie d'être inutile aujourd'hui ?
• Ce reproche d'inutilité ne peut-il en cacher d'autres ? Dans le même temps où on reprochait à la philosophie d'être inutile on condamnait
Socrate à mort.
Qu'en conclure ?
• Reprocher à la philosophie d'être inutile n'est-ce pas une façon d'en faire un luxe, une occupation de luxe, qui serait réservé à ceux qui
en ont les moyens ou à une élite ?
• Ce reproche d'inutilité est aussi une question de temps.
Il fut des temps où l'on attendait de la philosophie une utilité
bien précise : « Un professeur de philosophie est un fonctionnaire de l'ordre moral, préposé par l'État à la culture des esprits et des âmes
au moyen des parties les plus certaines de la science philosophique.
» Victor Cousin.
• Affirmer l'utilité ou la non-utilité de la philosophie c'est intervenir dans un champ où sont en jeu des forces morales, politiques, des
idéologies plus ou moins confuses et très sur déterminées.
• Utilité morale et politique de la philosophie : « 2° Elle est utile en ce qu'elle enseigne comment nous devons nous comporter à l'égard
des choses de fortune, c'est-à-dire qui ne sont pas en notre pouvoir, en d'autres termes à l'égard des choses, qui ne suivent pas de notre
nature.
3° Cette doctrine est utile à la vie sociale en ce qu'elle enseigne à n'avoir en haine, à ne mépriser personne, à ne tourner personne en
dérision, à l'avoir de colère contre personne, à ne porter envie à personne...
4° Cette doctrine est utile encore grandement à la société commune en e qu'elle enseigne la condition suivant laquelle les citoyens
doivent être gouvernés et dirigés, et cela non pour qu'ils soient esclaves, mais pour qu'ils fassent librement ce qui est le meilleur.
»
Spinoza, Éthique II, prop.
49 scolie.
• Utilité de la philosophie comme entreprise radicale de démystification.
La philosophie serait à définir comme science des effets ou
science des simulacres dont il faudrait rechercher les lois de production (entreprise particulièrement illustrée par Nietzsche et Marx).
• S'interroger sur l'efficacité de la philosophie comme pratique du questionnement.
• L'inutilité de la philosophie est souvent affirmée en comparaison de l'efficacité particulière de la science ou de la technique.
Mais ne
pourrait-on pas affirmer que les techniques et les sciences naissent dans ces configurations historiques particulières, dont la philosophie
est une composante et plus particulièrement qu'une science se constitue par les déterminations philosophiques de ses principes ?
« L'être de la science moderne, qui, sous sa forme européenne, est entre-temps devenue planétaire, n'en est pas moins fondé dans la
pensée les Grecs, qui depuis Platon s'appelle philosophie.
» Heidegger.
Essais et conférences, p.
51.
• Enfin peut-on parler de la philosophie ? Le reproche peut-il s'adresser à toute philosophie ? Cf.
ce texte de Lénine : « Non seulement je
ne fais pas leur philosophie (celle des philosophes) mais je ne fais pas de la philosophie comme eux.
Leur façon de faire de la
philosophie c'est de dépenser des trésors d'intelligence et de subtilité pour ne rien faire d'autre que de ruminer dans la philosophie.
Mais
je traite la philosophie autrement, je la pratique comme voulait More.
» Lénine, Lettres à Gorki, 7 février 1908.
• Enfin méditez ce texte de Bertrand Russel.
« La philosophie, bien qu'elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la
vraie réponse aux doutes qu'elle élève, peut, néanmoins, suggérer diverses possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les
délivrent de la tyrannie de la coutume.
»
• En plus des références ci-dessus reportez-vous au volume collectif : Qui a peur de la philosophie ? (Flammarion, coll.
Champs )..
»
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