Peut-on philosopher sans lire les philosophes ?
Extrait du document
«
VOCABULAIRE:
SANS: A l'exclusion de, exprime l'absence.
PHILOSOPHIE
La philosophie, selon Pythagore, auquel remonte le mot, ce n'est pas la sophia elle-même, science et sagesse à la
fois, c'est seulement le désir, la recherche, l'amour (philo) de cette sophia.
Seul le fanatique ou l'ignorance se veut
propriétaire d'une certitude.
Le philosophe est seulement le pèlerin de la vérité.
Aujourd'hui, où la science constitue
tout notre savoir et la technique, tout notre pouvoir, la philosophie apparaît comme une discipline réflexive.
A partir
du savoir scientifique, la visée philosophique se révèle comme réflexion critique sur les fondements de ce savoir.
A
partir du pouvoir technique, la sagesse, au sens moderne se présente comme une réflexion critique sur les
conditions de ce pouvoir.
Au premier abord cette question nous déconcerte et ce pour trois raisons.
La première c'est qu'elle semble plutôt
inactuelle.
Actuellement en effet règne 1'« audio-visuel ».
En outre, qui dans ce que l'on nomme le grand public se
pose une telle question ? La seconde raison, c'est qu'elle paraît remettre en cause quelque chose qui dans l'esprit
du grand public justement va de soi, à savoir l'image du philosophe perpétuellement penché sur les écrits des autres
philosophes.
Le philosophe selon une tradition populaire brillamment illustrée par Fernand Raynaud n'est-il pas « le
comique de la famille », celui qui « passe sa vie à étudier ce que les autres ont pensé » ? Pourtant on fait d'ordinaire
des mathématiques sans avoir lu les textes des grands mathématiciens.
Ne pourrait-on pas de même philosopher
sans en passer par la lecture des philosophes ? Cette dernière question nous révèle la troisième raison de l'aspect
déconcertant du sujet.
Il s'agit là à vrai dire d'une double raison puisqu'elle concerne aussi bien la signification qu'il
convient de donner aux mots « philosopher » et « philosophes » que celle qu'il faut attribuer à la lecture des
philosophes.
Nous venons ainsi de mettre au jour les trois raisons pour lesquelles le sujet de prime abord nous
déconcertait.
Il nous faut à présent entrer plus avant dans l'explication de ces raisons.
Notons au passage que la
double face de la troisième raison donne lieu aux deux premiers moments du développement.
Pour commencer en
effet nous allons tâcher de voir ce que signifient au juste « philosopher » et « philosophe ».
Une telle tâche
présuppose bien sûr que nous soyons en mesure de fournir une définition satisfaisante de la philosophie.
Ensuite, en
bénéficiant de l'acquis de cette première étape, nous procéderons à l'étude de la question du sujet en cherchant à
savoir ce que veut dire l'expression « lire les philosophes ».
Enfin, dans un troisième moment, nous nous
interrogerons brièvement sur la situation de la philosophie et des philosophes à notre époque.
Si nous ouvrions un dictionnaire pour connaître le sens du verbe philosopher, nous pourrions constater que celui-ci
signifie d'une part penser et raisonner de manière philosophique et d'autre part discuter sur des idées abstraites et
générales en employant un langage souvent abscons.
Le second sens possède, notons-le au passage, une
connotation péjorative.
Mais même si nous nous en tenons au premier sens, il est clair que c'est seulement en
définissant le mot philosophie que nous sommes à même de savoir ce que signifie vraiment philosopher.
Or si la
philosophie est précisément entendue comme le fait de philosopher, nous pénétrons dans un de ces cercles vicieux
qui font dire avec Pascal que « se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher » (Pensées, OEuvres
complètes, Pléiade, Gallimard, p.
1095).
Se moquer de la
philosophie c'est
vraiment
philosopher
(Pensées)
Parce que la philosophie est une
entreprise critique pour laquelle
rien ne va de soi, elle peut se
mettre aussi
elle-même en
cause.
Elle est même la seule
discipline qui se prenne ellemême pour objet.
Éliminons d'abord, afin de pouvoir avancer, le second sens du verbe
philosopher.
Philosopher ne consiste pas plus à brasser des thèmes de
réflexion qu'à jongler avec des généralités.
La philosophie n'est en aucun cas
réductible à une quelconque « gymnastique intellectuelle » comme le croyait
naïvement Claude Bernard ou comme l'affirme avec une niaise suffisance le
tout-venant de la technocratie.
Il est faux de dire que de tout temps les
hommes ont philosophé.
La philosophie a une date et un lieu de naissance que
nous allons indiquer maintenant.
C'est d'ailleurs cette indication qui constitue
le fondement de ce que nous venons d'avancer.
Nous rencontrons ici le
premier sens du verbe philosopher que nous citions plus haut (penser et
raisonner de manière philosophique).
Ce sens doit être précisé car, pour
reprendre l'expression du peintre Georges Braque : « penser et raisonner font deux » (Cahiers, Maeght).
Il s'agit là
d'une nuance.
On estime en général que la nuance est l'indice d'un esprit faible et irrésolu ou bien encore la marque
d'une pensée alambiquée, voire retorse.
Mais en vérité c'est tout un art.
« L'art de la nuance constitue le meilleur
acquis de la vie » disait Nietzsche (Par-delà bien et mal, § 31).
Philosopher relève justement d'un tel art qui ressort
du savoir et non simplement du savoir faire.
La pensée philosophique ne s'est nullement bornée comme on le croit
parfois à juxtaposer des raisonnements.
En elle n'ont cessé de se conjuguer la nuance et la rigueur.
La rigueur sans
la nuance n'est en effet rien d'autre qu'un rigorisme formel et la nuance sans la rigueur sombre à coup sûr dans
l'impressionnisme psychologique.
Mais si philosopher c'est devenir expert dans l'art de la nuance, et si le philosophe.
»
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