Peut-on parler de sociétés en avance et de sociétés en retard ?
Extrait du document
«
Prenons un voyageur occidental ordinaire.
Plongeons-le dans une région reculée de Chine ou d'Amérique latine.
Qu'advient-il ? N'aura-t-il pas l'impression de faire un voyage non seulement dans l'espace mais aussi dans le temps?
Comme l'écrit Claude Lévi-Strauss au début de Tristes Tropiques, ce voyageur a le sentiment, en franchissant des
milliers de kilomètres, de retrouver des sociétés appartenant à un siècle passé.
Alors peut s'affirmer en lui la
conviction qu'il existe des peuples en avance sur d'autres, qui, eux, peinent à les rejoindre.
Dans quelle mesure une hiérarchisation des sociétés est-elle légitime, c'est ce qu'il faut tout d'abord tâcher de
comprendre.
On doit noter pourtant que l'idée d'une supériorité de certaines sociétés peut justifier des phénomènes
de domination, comme la colonisation, par exemple, qui sont inacceptables d'un point de vue éthique ou politique.
Toutefois, doit-on se placer uniquement sur le plan de la morale pour refuser la hiérarchie des sociétés ? Affirmer la
supériorité de telle ou telle société, n'est-ce pas surtout être victime d'une illusion ? En effet, est-il possible de
disposer de critères objectifs pour juger de la supériorité d'une société sur une autre?
Il est de tradition d'appeler certaines communautés « sociétés archaïques » ou « sociétés primitives ».
Que
désignent de telles expressions et sur quels faits s'appuient-elles? Le retard qu'accusent ces sociétés par rapport
aux sociétés avancées est de plusieurs types.
Tout d'abord, ces sociétés doivent leur relative absence de
développement économique, technique ou spirituel à une certaine fermeture à la nouveauté.
Dans ces sociétés,
chaque acte quotidien est régi par un rituel magico-religieux dont le respect est plus important que l'efficacité de
l'acte en lui-même.
Prenons l'exemple des Guayaki, une société indienne de la forêt amazonienne, étudiée par
l'ethnologue Pierre Clastres, dans La Société contre l'État.
[activité économique principale de cette tribu nomade, la
chasse, est entièrement sous la domination d'un tabou coutumier : le chasseur ne doit pas consommer la proie qu'il
a capturée lui-même, sous peine de graves sanctions.
Le respect de cette interdiction est fondamental dans
l'organisation de cette société.
Mais il contrevient à l'esprit de développement, car il n'incite pas le chasseur à
augmenter le nombre de ses proies.
La tradition est comme une prison qui retient cette société sur la route du
progrès.
De surcroît, certaines de ces sociétés ne possèdent pas l'écriture.
Et l'on
tient ici l'une des causes de leur retard, selon Hegel dans La Raison dans
l'histoire.
D'abord, l'absence d'écriture les prive d'histoire : elles ne peuvent
constituer un vaste héritage à léguer aux générations qui les suivent.
Seules
les inventions les plus simples, les tours de main ou les préceptes oraux
peuvent être transmis.
Ces sociétés n'apportent pas de contribution majeure
à l'histoire commune de l'humanité.
Comme l'écrit Hegel elles restent à la
marge de l'histoire de l'humanité, « elles n'y laissent que des pages blanches
».
L'histoire du monde
n'est pas le lieu de la
félicité.
Les périodes
de bonheur y sont des
pages blanches (La
Raison dans l'histoire)
Ce que montre l'histoire
apparente est un spectacle
de violence et de fureur où
le bonheur des peuples est
la plupart du temps sacrifié.
Les peuples heureux n'ont
donc pas d'histoire.
Plus largement, lorsque l'on songe à tous les pays qu'il est convenu d'appeler « sous-développés », le signe du
retard pour ces sociétés est leur dépendance à l'égard des pays avancés : elles ont besoin des découvertes qui
s'effectuent dans ces sociétés pour espérer combler leur retard.
À l'inverse, les sociétés développées se
caractérisent par une constante recherche de nouveauté.
Elles sont créatrices, alors que les sociétés en retard
sont seulement reproductrices ou imitatives.
Et l'Europe occidentale apparaît à nombre de penseurs, à l'instar de
Hegel, comme un modèle pour les autres sociétés humaines.
On voit donc que le présupposé majeur d'une telle
position est qu'il y aurait une supériorité de certaines sociétés et de certains hommes sur d'autres.
En somme, on aboutit à affirmer avec Aristote, dans la Politique, qu'il existe des hommes naturellement supérieurs à
d'autres.
Les sociétés en retard seraient constituées de nouveaux barbares, c'est-à-dire d'hommes moins
qu'hommes.
On aperçoit aisément le caractère moralement contestable d'une telle thèse.
Rendons justice à Aristote,
il indique lui-même qu'une infériorité sociale ou économique n'est pas nécessairement le symptôme d'une infériorité
naturelle mais peut être le fruit du hasard.
Toutefois, on peut contester l'idée même d'une hiérarchie des hommes et des sociétés qu'ils constituent.
Suivons
par exemple le livre I de Du Contrat social de Rousseau dans son analyse de l'esclavage et de l'oppression politique.
La domination de certaines sociétés, qu'elle soit violente, lorsqu'il s'agit de colonisation et d'asservissement
généralisé, ou qu'elle soit apparemment plus douce, lorsqu'il s'agit d'une sorte de « leadership », est contraire à
l'essence même de l'homme.
Ce dernier est en effet libre par nature.
Et la domination de certains hommes ou de.
»
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