Peut-on parler de miracles de la technique ?
Extrait du document
«
L'idée selon laquelle la technique fait des miracles est relativement courante.
On la trouve dans le langage
courant, dans des articles de journaux, dans des analyses sur les prouesses de la technique.
C'est presque
devenu une expression banale.
Là où elle devient réellement intéressante, c'est lorsqu'on essaye de mettre au
jour ses présupposés et ses limites.
Dire que la technique fait des miracles n'est pas innocent.
Le miracle est
en principe réservé à la religion et au sacré.
Le miracle en effet désigne l'intervention d'une puissance
transcendante au sein de la nature, intervention qui déroge aux règles auxquelles toutes les choses sont
soumises.
Considérer que la technique a quelque chose de miraculeux, c'est la sacraliser.
Or, n'a-t-elle pas
tendance à reposer sur une telle image ? On fait aujourd'hui confiance à la technique pour les maux qu'elle
soignera demain là où jadis c'étaient les dieux qui avaient éventuellement ce pouvoir.
Mais peut-on parler de
miracle ? N'est-ce pas réduire la technique à ce qu'elle n'est pas ? N'est-ce pas également prendre le risque de
perdre tout contrôle dans une sorte de foi aveugle ? Tout ce qui est techniquement possible n'est peut-être
pas en effet nécessairement souhaitable.
Le miracle finalement, est bien anodin et ordinaire, la technique en
effet s'explique tandis que le miracle est convoqué pour donner un sens à l'inexplicable.
Dès lors, il faut vous
interroger plus précisément sur le sens de l'expression proposée.
Vous pouvez, par exemple, penser au mythe
de Frankenstein dans le roman de Mary Shelley.
Le docteur Frankenstein attend de la technique qu'elle fasse
des miracles puisqu'elle serait susceptible de vaincre la maladie et la mort.
C'est pour cela qu'il construit un
être vivant qui va se révéler être un monstre.
En voulant dompter la vie, Frankenstein se met à la place de
Dieu, celui d'ailleurs qui dans certaines religions, accompli des miracles.
Mais une telle attitude n'est-elle pas
dangereuse ? Vous pouvez également vous reporter aux analyses de Descartes dans le Discours de la méthode
lorsqu'il montre que grâce à la technique, l'homme va pouvoir se rendre « comme maître et possesseur de la
nature ».
Il est alors essentiel de vous interroger sur l'importance du « comme ».
Que se passe-t-il si l'homme
prétend se rendre « maître et possesseur de la nature » et considère qu'il peut accomplir des miracles ?
Dans la sixième partie du « Discours de la méthode » (1637), Descartes met
au jour un projet dont nous sommes les héritiers.
Il s'agit de promouvoir une
nouvelle conception de la science, de la technique et de leurs rapports, apte
à nous rendre « comme maître et possesseurs de la nature ».
Descartes
n'inaugure pas seulement l'ère du mécanisme, mais aussi celle du machinisme,
de la domination technicienne du monde.
Si Descartes marque une étape essentielle dans l'histoire de la philosophie,
c'est qu'il rompt de façon radicale et essentielle avec sa compréhension
antérieure.
Dans le « Discours de la méthode », Descartes polémique avec la
philosophie de son temps et des siècles passés : la scolastique, que l'on peut
définir comme une réappropriation chrétienne de la doctrine d'Aristote.
Plus précisément, il s'agit dans notre passage de substituer « à la philosophie
spéculative qu'on enseigne dans les écoles » une « philosophie pratique ».
La
philosophie spéculative désigne la scolastique, qui fait prédominer la
contemplation sur l'action, le voir sur l'agir.
Aristote et la tradition grecque
faisaient de la science une activité libre et désintéressée, n'ayant d'autre but
que de comprendre le monde, d'en admirer la beauté.
La vie active est
conçue comme coupée de la vie spéculative, seule digne non seulement des
hommes, mais des dieux.
Descartes subvertit la tradition.
D'une part, il cherche des « connaissances
qui soient fort utiles à la vie », d'autre part la science cartésienne ne
contemple plus les choses de la nature, mais construit des objets de
connaissance.
Avec le cartésianisme, un idéal d'action, de maîtrise s'introduit au coeur même de l'activité de
connaître.
La science antique & la philosophie chrétienne étaient désintéressées ; Descartes veut, lui, une « philosophie
pratique ».
« Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait
sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi
pour la conservation de la santé [...] »
La nature ne se contemple plus, elle se domine.
Elle ne chante plus les louanges de Dieu, elle est offerte à l'homme
pour qu'il l'exploite et s'en rende « comme maître & possesseur ».
Or, non seulement la compréhension de la science se voit transformée, mais dans un même mouvement, celle de la
technique.
Si la science peut devenir pratique (et non plus seulement spéculative), c'est qu'elle peut s'appliquer
dans une technique.
La technique n'est plus un art, un savoir-faire, une routine, elle devient une science appliquée.
D'une part, il s'agit de connaître les éléments « aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos
artisans ».
Puis « de les employer de même façon à tous les usages auxquels ils sont propres ».
Il n'est pas
indifférent que l'activité artisanale devienne le modèle de la connaissance.
On connaît comme on agit ou on
transforme, et dans un même but.
La nature désenchantée n'est plus qu'un matériau offert à l'action de l'homme,
dans son propre intérêt.
Connaître et fabriquer vont de pair.
D'autre part, il s'agit « d'inventer une infinité d'artifices » pour jouir sans aucune peine de ce que fournit la nature.
La salut de l'homme provient de sa capacité à maîtriser et même dominer techniquement, artificiellement la nature.
Ce projet d'une science intéressée, qui doive nous rendre apte à dominer et exploiter techniquement une nature
désenchantée est encore le nôtre.
Or la formule de Descartes est aussi précise que glacée ; il faut nous rendre « comme maître et possesseur de la
nature ».
« Comme », car Dieu seul est véritablement maître & possesseur.
Cependant, l'homme est ici décrit comme.
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