Peut-on parler de « fin de l'Histoire » ?
Extrait du document
«
Les dernières dictatures européennes, celles de Franco en Espagne, de Salazar au Portugal et des colonels grecs, sont tombées au
cours des années quatre-vingt.
La décennie suivante a permis à l'Amérique du Sud (Pérou, Argentine, Uruguay et Brésil), à une partie
de l'Asie du Sud-Est (Philippines, Corée du Sud) et à l'ensemble des peuples de l'Europe de l'Est d'accéder également à la démocratie.
Comment ne pas s'interroger sur la signification de la poussée, depuis vingt-cinq ans, du gouvernement démocratique sous sa forme
occidentale et libérale? L'histoire contemporaine donnerait-elle raison à l'Histoire universelle de Kant et de Hegel ?
Pour l'Américain F.
Fukuyama, cela ne fait aucun doute : la diffusion de la démocratie libérale à travers le monde et l'uniformisation des
modes de vie qui en résulte nécessairement laissent croire à ce qu'il appelle « la fin de l'Histoire ».
L'expression retient évidemment
l'attention par son caractère apparemment paradoxal.
On imagine la critique faussement naïve de ceux qui s'étonneraient de lire
encore dans leur quotidien la relation des événements du monde entier.
Annoncer « la fin de l'Histoire » ce n'est évidemment pas nier
l'actualité, ni les convulsions politiques qui agitent tel ou tel peuple, ce n'est pas croire que « rien d'important ne se passera jamais plus
»...
C'est dire seulement que l'Histoire a atteint son but, en menant les hommes à la constitution d'un modèle social qui garantit la
pleine jouissance de la liberté et assure à chacun la reconnaissance qu'il est en droit d'attendre.
La fin de l'Histoire s'inscrit dans un cadre d'analyse hégélien : l'homme pour apaiser son désir de reconnaissance — à la différence de
l'animal, il peut désirer quelque chose d'immatériel —entre en conflit avec ses semblables, prêt à risquer ou non sa vie pour obtenir
cette reconnaissance de sa dignité, voire de sa supériorité.
C'est dans ce risque qu'il manifeste alors sa liberté.
La société se divise
alors en maîtres, ceux qui ont choisi le risque, et en esclaves, ceux qui ont refusé le combat pour la reconnaissance.
Le maître
découvre pourtant la frustration de n'être reconnu que par des esclaves...
Son appétit de reconnaissance le tenaille encore et le
lance dans un nouveau conflit, avec un autre maître.
Cette lutte pour la reconnaissance ressemble à la guerre de chacun contre tous...
Elle est tout aussi peu supportable.
En inventant la démocratie libérale, le désir d'absolue reconnaissance est satisfait (chacun étant l'égal de l'autre, et reconnu comme tel)
et la violence des conflits disparaît.
Sécurité et liberté ne sont désormais plus incompatibles.
L'Histoire, sous sa dimension universelle, a
atteint son objectif, sa fin.
Mais ce modèle a-t-il véritablement su s'imposer? L'actualité récente semble montrer que l'Histoire est loin d'être achevée.
L'émergence
du phénomène religieux au Sud qui investit progressivement l'espace naturellement réservé aux politiques professionnels, les difficultés
que rencontrent les peuples d'Europe de l'Est et la solution nationaliste qui ne cesse ne les tenter indiquent à présent que la démocratie
libérale n'est pas la réponse-miracle attendue par tous.
L'Occident paraît moins convaincant lorsqu'il exporte ses institutions...
La « fin de l'Histoire » chez HEGEL
Là commence donc la « fin de l'Histoire », de cette histoire qui est le fondement et le matériau du
système.
Fin de l'Histoire? À son propos, signalons deux contresens qu'il importe d'éviter si l'on
veut entendre correctement l'hégélianisme.
Le premier concerne le jugement politique de Hegel :
la « réussite » de l'Allemagne comme moment de pacification administrant les acquisitions de la
Réforme, de 1'Aufklarung, de la Révolution française et de l'Empire napoléonien, signifierait que
l'Allemagne de l'époque incarne pleinement l'État rationnel ou qu'elle a pour mission, à l'exclusion
de toute autre nation, de le réaliser dans un proche avenir.
Il n'en est rien : la nation allemande
accomplit – à son tour – sa mission: elle devra bientôt céder la place à quelque autre, si l'on en
croit cette règle de la philosophie hégélienne de l'Histoire qui assigne à chaque nation de jouer un
rôle et un seul dans le devenir des hommes.
Comme l'Empire napoléonien, la Prusse sera
remplacée par quelque nation plus dynamique, jusqu'à ce que, dans le désordre des guerres,
s'instaure l'État universel, c'est-à-dire mondial.
Celui-ci, toutefois, ne sera pas fondamentalement
différent, dans son principe, dans son mode d'organisation, dans son projet de ce que recèle
confusément l'État prussien : il y aura un monarque, doué du pouvoir de décision, un corps de
fonctionnaires chargé de déterminer l'intérêt général et des « états » représentant les intérêts
particuliers.
À quelle autre nation Hegel pensait-il pour incarner les «progrès» à venir ? Aucune
conjecture, à cet égard, ne paraît sérieuse.
Le second contresens porte sur la signification « ontologique » de la formule : fin de l'Histoire.
On
peut, en effet, interpréter celle-ci comme abolition du temps.
L'eschatologie chrétienne admet, certes, que le temps, qui est une
créature, a un commencement et une fin et qu'au moment venu, il n'y aura plus de temps.
Une semblable ontologie n'a aucun sens
dans la conception hégélienne.
L'Etre (= l'Esprit), qui est devenir, ne saurait être supprimé.
L'humanité continuera de devenir; mais, au
sein de l'État mondial, elle n'« évoluera » plus, en ce sens qu'elle ne créera plus rien de nouveau, qu'elle sera dans la pleine positivité
et qu'elle vivra dans une société intégralement transparente.
Ce que sera une telle existence, il est également impossible de l'imaginer.
A.
Kojéve développe, à ce propos, une séduisante fiction fondée sur l'interprétation du « snobisme » japonais.
Quoi qu'il en soit, l'État moderne achève l'Histoire, de même que la Science conclut la Pensée.
L'homme sait, désormais, tout ce qu'il y
a à savoir et, par conséquent, très exactement, ce qu'il a à vouloir.
Dans les Leçons sur la Philosophie de l'Histoire, Hegel précise :
« Nous n'avons fait que considérer ce développement du concept, ayant dû renoncer à l'agrément de décrire de plus près le bonheur,
les périodes de floraison des peuples, la beauté et la grandeur des individus, l'intérêt de leur destinée dans la douleur et la joie.
La
Philosophie n'a affaire qu'à l'éclat de l'Idée qui se reflète dans l'Histoire universelle.
Lassée des agitations suscitées par les passions
immédiates dans la réalité, la Philosophie s'en dégage pour se livrer à la contemplation; son intérêt consiste à reconnaître le cours du
développement de l'Idée qui se réalise et certes de l'Idée de liberté qui n'est qu'en tant que conscience de la Liberté.
« Que l'Histoire universelle est le cours de ce développement et le devenir réel de l'Esprit sous le spectacle changeant de ses histoires
— c'est là la véritable Théodicée, la justification de Dieu dans l'Histoire.
C'est cette lumière seulement qui peut réconcilier l'Esprit avec
l'Histoire universelle et la réalité à savoir que ce qui est arrivé et quotidiennement arrive non seulement n'est pas en dehors de Dieu
mais encore essentiellement son oeuvre propre.
».
»
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