Peut-on librement interpréter une oeuvre d'art ?
Extrait du document
«
Il est toujours possible d'interpréter librement une oeuvre, au sens où l'on donne le sens que l'on veut à la
création artistique à laquelle on se trouve confrontée.
Toutefois, une telle attitude conduit manifestement à un
relativisme qui s'énoncerait en des formules telles que : « Tous les goûts sont dans la nature ».
Or, « donner le sens
que l'on veut » à une oeuvre d'art signifie-t-il « l'interpréter librement » ?
En somme, c'est la notion d'interprétation qu'il s'agit d'éclaircir.
Interpréter, est-ce changer la signification
d'une chose au gré des circonstances ou bien participer à l'élaboration d'une signification ? Dans la seconde
hypothèse, quelles sont les règles que doit alors suivre l'acte d'interprétation ? car il est certain que pour être libre,
l'interprétation se doit de connaître ses limites et les bornes à ne pas franchir
En définitive, la question n'est plus de savoir s'il est possible de faire dire tout et son contraire à une oeuvre,
en lui conférant des significations contradictoires et aberrantes, mais de se demander en quoi consiste
l'interprétation libre – via l'analyse de ces deux concepts – et dans quelle mesure celle-ci est possible.
I – Le statut de l'oeuvre d'art
L'oeuvre d'art renvoie d'emblée à l'idée d'interprétation.
Cela tient au fait que son sens ne lui est pas
directement assignable, mais nécessite un cheminement réflexif de la part du spectateur.
Au contraire, d'autres
types de production tendent à évacuer l'ambiguïté de leur message ; ainsi en va-t-il des signes : si le feu est rouge,
je sais que je dois m'arrêter.
Il n'est pas concevable que ce signe réclame une interprétation et je ne dois pas en
principe me demander si je peux ou non passer au rouge.
Cependant, doit-on conclure de ce que nous venons de dire que l'oeuvre d'art n'a pas de sens ou serait
dénuée de signification ? Au contraire, il s'agit de comprendre que la signification – dès lors qu'elle n'est pas admise
par convention, le plus souvent à des fins pratiques – est le fruit d'un travail d'interprétation.
Toutefois, cela
n'implique pas : 1° que l'interprétation soit une dégradation vis-à-vis du « prétendu sens » de l'oeuvre avant que
l'on s'y intéresse.
De ce point de vue, l'oeuvre appelle par sa nature même l'interprétation.
2° Cela ne signifie pas
non plus que l'oeuvre d'art puisse (et doive) susciter toutes les interprétations possibles, auquel cas l'idée même de
sens se perdrait ; en d'autres termes, si l'on doit interpréter l'oeuvre, et si on doit le faire « librement », cela ne se
fera pas au sens communément admis de donner la signification que l'on veut à l'oeuvre.
II – Interprétation et phénoménologie
Le fait que l'oeuvre d'art appelle l'interprétation est donc un trait caractéristiques des productions
artistiques.
Toutefois, il faut bien comprendre par là qu'il n'y a pas deux niveaux : d'un côté l'oeuvre et de l'autre
son interprétation ; à l'inverse, l'oeuvre n'advient elle-même que dans son interprétation, son déchiffrement par une
conscience.
Faisons un détour par la phénoménologie afin de préciser cette idée.
Pour Husserl, principal représentant de ce courant de pensée, la conscience est toujours conscience de
quelque chose, c'est-à-dire qu'elle se rapporte toujours, d'un certain point de vue, à un objet.
Il n'y a donc pas de
rapport à l'objet (ou à l'oeuvre) qui ne soit déjà médiatisé, c'est-à-dire interprété.
Cela signifie que l'interprétation
n'est pas ce qui masque l'oeuvre ou un sens qu'elle pourrait avoir en soi, mais elle ce qui fonde son statut d'oeuvre
d'art.
L'oeuvre n'existe en tant que telle que lorsqu'elle est perçue par une conscience, c'est-à-dire interprétée.
On trouve cette citation dans la seconde partie des « Méditations
cartésiennes » (1929).
Husserl (1859-1938) est le fondateur de la
phénoménologie et le précurseur de ce que l'on nomme l'existentialisme.
Le mot d'ordre de la phénoménologie est le retour aux choses mêmes.
Il s'agit
de se battre contre une conception positiviste de la science et contre les
faux savoirs, pour s'interroger à nouveaux frais sur la façon dot les choses
nous apparaissent.
Notre citation apparaît dans les « Méditations métaphysiques ».
Le titre
dit assez que Husserl entend se réapproprier le projet cartésien de fonder les
sciences.
Mais il tente aussi, dans ce qu'il nomme « les temps de détresse »,
de fonder une véritable science de l'esprit, en se battant à la fois contre le
« psychologisme » et contre le modèle des sciences objectives de la nature.
« Partout à notre époque se manifeste le besoin pressant d'une
compréhension de l'esprit […] Ma conviction est que la phénoménologie a fait
la première fois de l'esprit en tant qu'esprit le champ d'une expérience et
d'une science systématique, et opéré par-là le retournement total de la tâche
de la connaissance.
»
On retrouve donc, au départ de notre texte, la même exigence de
rigueur, de radicalité que chez Descartes.
Husserl aussi pratique une sorte
de doute qui consiste à suspendre notre croyance naïve et naturelle au
monde et à son existence.
Lui aussi découvre comme première certitude le
« Je pense ».
Mais Descartes était pressé de fonder la science de son temps, et s'il découvrait le dualisme, il faisait de la.
»
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