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Peut-on légitimement instituer une langue universelle ?

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« La Bible nous raconte qu'un jour les hommes entreprirent de construire une tour qui leur permettrait d'atteindre les cieux et donc de rivaliser avec Dieu lui-même.

Dieu les empêcha de réaliser ce projet en confondant leur langage et en les dispersant sur toute la surface de la Terre.

L'opinion qui affirme que la diversité des langues est source d'incommunicabilité entre les individus et les peuples et donc de conflit puise sa force dans ce mythe.

D'où l'idée d'une langue universelle qui permettrait de réaliser l'accord entre les hommes. Cependant, les langues qui se sont formées au cours des siècles et de l'histoire des peuples ne répondent-elle pas à leurs besoins divers (techniques, culture, vision du monde) ? Peut-on concevoir une langue universelle qui aurait la même souplesse et la même richesse ? Est-ce vraiment les langues qui sont sources de mésentente, de conflits ? N'est-ce pas plutôt les intérêts contradictoires des peuples et des États ? La langue est-elle un simple instrument ou bien est-elle culture ? Peut-on légitimement instituer une langue universelle ? Introduction En un temps où la notion de communication planétaire occupe tous les esprits, l'idée d'une langue universelle est d'une certaine actualité. Vouloir promouvoir une langue universelle, c'est considérer la diversité des langues comme un obstacle à cette communication.

De quel droit peut-on réformer cette diversité de fait ? C'est ici le verbe « instituer » qui peut nous orienter : s'agit-il en effet d'instituer au sens du décret, et de croire qu'un langage inventé peut s'imposer, ou bien l'évolution des langues relève-t-elle du seul fait ? Bref, le langage est-il quelque chose de donné ou de construit ? I - Le rêve d'une langue nouvelle a) C'est dans le cadre d'une recherche sur la pensée que Leibniz a travaillé sur un art comminatoire (l'ars combinatoria) qui se veut être l'instrument d'une grande ambition : établir l'alphabet des pensées humaines.

Cela ne va pas sans une certaine tonalité adamique : Leibniz est persuadé de l'existence d'un monde intelligible, et en ce sens, la langue universelle qu'il veut établir renvoie à la fois à la nostalgie d'une communication transparente et à une exigence logique et systématique.

Revendiquant cette double légitimité, Leibniz se propose donc bel et bien la production d'une langue universelle : s'il s'agit de réformer les langues, c'est pour réformer les pensées. b) Descartes avait répondu d'avance, en quelque sorte, à ce projet, en examinant, quarante ans auparavant, un projet de langue universelle dans une Lettre à Mersenne.

Tout en reconnaissant, en droit, la possibilité de ce projet et l'opportunité de qu'il sous-tend (« je dis que cette langue est possible, et qu'on peut trouver la Science de qui elle dépend »), il est en revanche catégorique sur la possibilité qu'il y a, dans les faits, de l'instituer : « N'espérez pas de la voir jamais en usage ; cela présuppose de grands changements en l'ordre des choses, et il faudrait que tout le Monde fût un paradis terrestre, ce qui n'est bon à proposer que dans le pays des romans ».

La tonalité du sarcasme cartésien est claire : instituer une langue universelle relève de l'utopie, c'est-à-dire d'une aspiration à la suppression du temps.

Les faits ne sont pas ce qu'ils sont par hasard : ils sont dépositaires d'une durée et d'un usage. c) Même si elle ne va effectivement pas sans utopie, l'idée d'une langue universelle et de son institution paraît revêtir une certaine légitimité morale au-delà des difficultés de sa mise en usage. Repensons à l'espéranto, et à ce qui fut sans doute la tentative la plus sérieuse pour instituer une langue universelle.

Le contexte de cette tentative est celui de la sortie de la première guerre mondiale et du « plus jamais ça ! ».

Faire parler à tous la même langue, c'était, dans l'esprit des promoteurs de cette tentative, faire fraterniser des peuples prisonniers de leurs différences culturelles, et donc conjurer les conflits. II - L'universalisation des langues données a) Mais les faits résistent, et l'espéranto n'a pas pris.

Si nous voulons prendre en compte l'adverbe « légitimement » contenu dans l'énoncé, pouvons-nous alors dire que l'institution d'une langue universelle est illégitime ? Non, si on prend en compte les finalités, mais il en va autrement du point de vue du moyen.

Tout se passe en effet comme si on ne pouvait décréter une langue.

Pourtant, la nécessité d'une communication plus facile n'a pas échappé aux hommes : et de fait, certaines langues paraissent, à certaines époques, dominer les autres et figurent une sorte de langue universelle.

C'était le cas du français au dix-huitième siècle, c'est l'anglais de nos jours.

Pas la peine, alors, d'instituer une langue nouvelle, puisque telle ou telle langue donnée s'universalise de fait. b) On peut même alors déceler un certaine contradiction entre deux idées courantes.

Certains, d'un côté, n'ont pas de mots assez durs pour critiquer l'impérialisme d'une langue et d'une culture, pendant que les autres, quand ce ne sont pas les mêmes, font d e la communication la notion centrale de cette fin de siècle.

La résistance des faits est, elle, universelle : elle s'exerce autant contre les décrets isolationnistes que contre les décrets cosmopolites. III - La variété, une imperfection ? a) Pourtant, la multiplicité des langues est souvent perçue comme un malheur : « les langues, imparfaites en cela que plusieurs », disait Mallarmé dans Variations sur un Sujet.

Cette tradition de pensée remonte à vrai dire à la Genèse (XI), qui fait de la multiplicité des langues une punition divine (« Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres ! »).

Punis de leur orgueil dans la fameuse tour de Babel, les hommes doivent-ils regretter la diversité des langues ? Force est pourtant de remarquer que, dans les faits, c'est bien à partir d'un noyau commun (par exemple le foyer indo-européen) que les langues se sont disséminées et multipliées. b) Cela signifie sans doute que la variété des langues ne saurait faire obstacle à l'unité du genre humain que dans une pensée utopiste. Cournot voulait d'ailleurs substituer au rêve d'une langue universelle un autre rêve : parler toutes les langues.

L'unité ne s'entend pas que comme unité de l'origine, elle s'entend aussi comme unité du mouvements et de la diversité : l'idée d'une unité plurielle, loin d'être une contradiction dans les termes, est une idée ouverte et concrète de l'unité.

En ce sens, si c'est au nom de l'unité du genre humain qu'il faudrait instaurer une langue universelle, alors l'illégitimité de cette idée vient aussi et surtout d'une conception rigide et fermée de l'unité. Conclusion Au-delà de la difficulté technique de l'institution, la question est morale : une unité imposée n'est pas une unité.. »

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