Peut-on juger une autre culture ?
Extrait du document
«
Introduction
Des peuples dits primitifs à l'individu « inculte » les jugements sur les cultures semblent souvent hâtifs.
On oppose alors couramment à
cette attitude, qui relève plus de la constitution d'opinion que du savoir, le relativisme culturel comme seul rempart face à
l'ethnocentrisme.
Dans cette perspective on considère facilement que la pluralité des cultures est évidente et première.
Pourtant la
querelle de Valladolid au moment de la découverte de l'Amérique témoigne d'une difficulté à penser cette diversité.
Le problème de
Valladolid est de savoir s'il faut considérer les autochtones américains comme des hommes d'une autre culture ou des sous hommes.
A-t-on, dès lors, le droit de juger les cultures qui sont différentes de la notre ? Cette question appelle à une interrogation sur le rapport
que nous entretenons à notre culture et que celle-ci entretient avec les autres.
Chaque culture est un ensemble de représentations et d'évaluations qui permet à un groupe de s'identifier comme tel.
Toute culture se
définirait donc selon des critères propres.
Selon quels critères peut-on juger les cultures qui sont différentes de la notre ? Et faut-il
opposer au jugement sur les cultures un relativisme fondé sur une universalité humaine situé au-delà des cultures ? Si le relativisme
est une attitude pratique nécessaire au cosmopolitisme, est-ce réellement une posture théorique valide ? Peut-on comprendre sa
propre culture et refuser l'ethnocentrisme sans juger les autres cultures ?
I- Selon quels critères peut-on juger les autres cultures ?
·
La constitution d'une culture se fait par l'identification d'un groupe à un ensemble de représentations et d'évaluations.
Dès lors, chaque culture est déterminée par un rapport propre du matériel et de l'idéel à travers des institutions des pratiques et des
rapports sociaux.
Pour juger une autre culture il faut le faire à partir de ses critères propres.
·
Ainsi, Montaigne dans le chapitre « les cannibales » des Essais délivre un double point de vue : celui des portugais sur
les indiens d'abord, puis celui des indiens sur les portugais.
Cette double approche permet de mettre en évidence le fait que dans les
deux cas le barbare c'est l'autre.
Les indiens, cannibales, sont des sauvages sans foi ni loi pour les portugais et réciproquement les
indiens considèrent que les européens vont beaucoup plus loin qu'eux dans la cruauté et la barbarie.
·
Pour Montaigne c'est la preuve que notre culture est incapable de reconnaître sa propre barbarie : « Or, je trouve, pour
revenir à mon propos qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage dans cette nation, sinon que chacun appelle barbare ce qui n'est pas de
son propos.
» Cette relativité des jugements montre la difficulté à penser sa culture comme un ensemble de signes qui fait système
c'est-à-dire à dépasser le monde immédiatement signifié qu'est notre culture.
Juger l'autre ne peut se faire que si l'on adopte son point
de vue.
II- Faut-il alors opposer au jugement sur les cultures un relativisme théorique et pratique ?
·
Le relativisme c'est la considération, par l'individu d'une culture particulière, que toutes les cultures se valent parce qu'il
existe quelque chose de primitivement plus profond : l'universalité humaine.
Alors que la différence des cultures est ce dont on ne peut
plus douter après l'avoir admis, on pose une universalité qui reste à prouver.
Il s'agit de se détourner de ce qui est, empiriquement,
pour mettre en pratique ce qui doit être.
·
Pour Kant, l'universalité humaine n'existe pas mais elle doit exister et il faut tout faire pour cela.
L'universalité de
l'homme est ce qu'il doit devenir, l'anthroponomie.
Son devoir-être est moral ; il n'y aura
d'humanité que dans l'accomplissement d'un devenir moral.
A l'anthroponomie il oppose
l'anthropologie qui est l'étude de l'homme selon ses caractéristiques empiriques.
·
Si on ne peut pas dire de Kant qu'il est un relativiste, le relativisme en tout cas
repose sur la considération qu'il y a quelque chose de plus important que la diversité des cultures
de fait : l'universalité humaine de droit.
Cependant cet idéal de l'humanité est bien un rêve qui
ne permet pas de comprendre ce qu'est l'homme ici et maintenant.
III- A-t-on le devoir de juger théoriquement les autres cultures ?
·
La culture qui pratique l'excision vaut-elle vraiment toutes les cultures ? Le
relativisme culturel est une lâcheté théorique, un manque à penser.
Car, juger l'autre c'est
permettre un retour sur sa propre culture et à la fois comprendre l'autre comme un être
véritablement différent.
·
L'anthropologue Philippe Descola, dans les lances du Crépuscule, rapporte que les
indiens Achuar ne pense pas la distinction entre nature et culture et que celle-ci en tant que
construction théorique propre à une culture ne permet pas de comprendre les cultures où celleci n'existe pas.
Les achuar ne partent jamais chasser sans avoir fait des rites préliminaires pour
s'acquitter de la dette qu'ils auront vis-à-vis de leur proie.
Tout prélèvement dans la forêt doit
s'accompagner d'un don.
La nature n'est jamais considérée comme extérieure ou comme un
stock.
·
Si « la nature n'existe pas partout et toujours » juger c'est-à-dire non pas condamner mais comprendre les systèmes
symboliques auquel les autres se réfèrent et leurs fonctionnements c'est aussi en apprendre sur sa propre culture et donc sortir d'un
ethnocentrisme théorique qui consiste à juger les autres selon ses propres conceptions.
Conclusion
Si l'on oppose parfois à l'ethnocentrisme, le relativisme culturel, celui-ci ne fait que perpétuer d'une autre manière l'incompréhension
face à sa propre culture et face aux autres cultures.
Pour sortir véritablement de la condamnation rapide, qui ne sera jamais un
jugement culturel, il faut au contraire affirmer la nécessité théorique de juger les cultures.
On peut conclure avec Descola que l'anthropologie, c'est-à-dire le jugement théorique des cultures différentes, est « une tentative
originale et peut-être sans précédent dans l‘histoire de fonder la connaissance de l'autre sur le dévoilement de ses propres illusions »..
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