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Peut-on fonder la morale sur l'intérêt particulier bien compris ?

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« On voyait jadis dans le bon père de famille un type supérieur de moralité.

Nous en avons connu, au moins par la lecture de biographies ou de romans, de ces hommes qui ont fait une» maison ou l'ont maintenue au niveau auquel d'autres l'avaient haussée : d'une dignité de vie irréprochable, maîtres d'eux-mêmes, leur grand souci était de préparer l'avenir de leurs enfants, moins en augmentant les biens qu'ils leur légueraient qu'en inculquant de nobles idées.

De tels hommes étaient une de ces! « autorités sociales » dont parle Le Play, une pierre du rempart de la civilisation. A ujourd'hui, tout en reconnaissant la valeur morale d'une telle vie, on lui trouverait un horizon bien étroit, d'un particularisme mesquin.

Alors que des millions d'hommes peinent et souffrent, peut-on se laisser hypnotiser par le petit cercle des intérêts familiaux, et ce particularisme n'est-il pas un égoïsme déguisé ? C'est l'intérêt général qui, seul, peut satisfaire les aspirations de l'homme aux vues larges; seul l'intérêt général peut être le principe suprême de la moralité. Mais cette substitution de l'intérêt général à l'intérêt particulier a-t-elle amélioré l'homme ? L'homme moderne est-il plus moral que celui des temps passés ? est-il même plus altruiste ? On peut en douter.

Aussi est-il permis de se demander si une morale fondée sur l'intérêt particulier bien compris n'aurait pas un meilleur résultat. * * * Essayer l'apologie d'une morale de l'intérêt particulier est presque une gageure.

La morale, comme toute l'activité rationnelle de l'homme, ne consiste-t-elle pas à s'élever de considérations individuelles et particulières à des vues générales, et tout le mal moral ne tient-il pas à ce que nous restons rivés à l'immédiat, incapables de nous élancer au-delà du cercle, étroit de nos préoccupations naturelles ? De fait, lorsque l'intérêt particulier qui est le ressort de toute l'activité d'un homme est son intérêt personnel, il semble bien difficile de comprendre comment sa vie peut être morale, comment, du moins, il pourra réaliser l'idéal humain.

En effet, si l'on veut aller à la réalité qui se cache derrière les mots, l'intérêt se ramène au plaisir : c'est un plaisir actuel ou une possibilité de plaisir futur; « être très près de ses intérêts » signifie faire une grande attention aux gains ou aux pertes d'argent, et l'argent est le moyen général de se procurer du plaisir.

Or, ramener la morale à la recherche du plaisir, du plaisir le plus grand possible, du plaisir par tous les moyens, c'est supprimer la morale.

La morale du plaisir, en effet, ne propose pas à l'homme un idéal élaboré par ce qu'il y a de plus humain en lui la raison; elle prend une tendance naturelle qui est commune à tous les animaux et l'érige en règle obligatoire.

Point n'est besoin du moraliste pour promulguer de telles maximes : les animaux les pratiquent sans les avoir apprises et même sans les connaître.

Sans doute, l'homme capable de réflexion peut, par le fait même, connaître les diverses sortes de plaisirs et les comparer, prévoir leurs conséquences et calculer rationnellement le moyen d'obtenir le maximum de jouissance.

Dans ce cas.

la raison intervient; mais au lieu de diriger et de fixer le but, comme il conviendrait, elle se contente de déterminer les moyens d'arriver au but qui lui est imposé, le plaisir.

On ne voit donc pas que la morale puisse se fonder sur l'intérêt individuel. Ne pourrait-elle pas se fonder sur un intérêt individuel élargi, et l'idéal moral ne pourrait-il pas se réaliser sans recourir au souci de l'intérêt général, grâce à un intérêt particulier, l'intérêt de sa famille,-d'un groupement ou d'une oeuvre de son choix ? On a fait de la famille une école de vertu, et il serait facile de multiplier les exemples d'héroïque dévouement inspirée par l'esprit familial.

C ombien a-t-on vu de parents s'oublier eux-mêmes pour leurs enfants, de soeurs aînées sacrifier leur vie pour remplacer la mère disparue ! Dans les familles bien unies a été atteint cet idéal que Spencer entrevoyait au terme de l'évolution de l'humanité vers l'altruisme: on n'y lutte plus pour le plaisir personnel, mais pour la jouissance supérieure de sacrifier son plaisir au plaisir des autres. Mais la médaille a un révère : pour faire pendant à ces traits de dévouement familial, combien on pourrait citer de traits d'égoïsme familial et de dureté à l'égard de tout ce qui est étranger à la famille ! Des mères, des tantes, des pères même (que l'on se rappelle Le Père Goriot), se saigneraient pour procurer à leurs enfants un peu plus de plaisir, qui restent insensibles au malheur d'un parent lointain ou même en éprouvent un secret contentement : la souffrance des autres assaisonne le plaisir des leurs d'une délicieuse cruauté La mère passionnée ressemble à l'insecte dont parle l'entomologiste Fabre : son oeuf ou son petit lui est plus cher que lui-même et il le défend avec jalousie et courage; mais l'oeuf ou le petit des autres le laisse indifférent s'il ne soulève pas en son âme obscure un sentiment de dégoût.

L'insecte a pour excuse sa stupidité: il suit aveuglément son instinct.

Mais l'homme a la raison comme guide, et il est inexcusable de s'abandonner sans contrôle à ses instincts, serait-ce aux instincts familiaux. C e particularisme étroit de l'esprit familial se rencontre dans tous les groupements humains : esprit de caste, querelles de clocher et chauvinisme sont des limitations que la morale ne saurait approuver à l'intérêt que l'homme doit porter à quiconque a la même fin que lui.

Il semble donc que la morale ne peut pas se fonder sur un intérêt particulier : l'intérêt particulier se ramène, en définitive, à notre propre intérêt; et la morale de l'intérêt se ramène à la morale du plaisir, négation de toute morale. * * * Mais peut-être que si l'intérêt particulier conduit h ces aberrations que nous avons signalées, c'est qu'il est mal compris; c'est qu'il se ramène à une sorte d'instinct et n'est point pénétré de raison, par conséquent n'est pas vraiment humain. A côté ou au-dessus de l'intérêt vulgaire lié aux plaisirs des sens, il y a un intérêt supérieur lié aux plaisirs supérieurs de l'esprit.

L'intérêt personnel luimême, bien compris, peut faire monter l'homme a.

un très haut degré de perfection morale. On a considéré comme intéressées, donc comme assez terre à terre, les morales religieuses qui excitent les croyants à l'effort par la promesse d'un ciel dans lequel les âmes des justes jouiraient d'un bonheur ineffable.

Et, de fait, il faut le reconnaître, les plaisirs du ciel des païens, ceux même du ciel de chrétiens vulgaires, sont bien inférieurs, et il n'y a rien de moral à les désirer.

C 'est que ces païens et ces chrétiens superficiels se font du ciel une fausse conception.

Le plaisir fondamental du ciel est d'être définitivement, fixé dans le bien, comme l'indique la signification profonde du mot sanctus, de se trouver dans l'impossibilité absolue de commettre le mal.

Il est facile de le comprendre, dans le désir du ciel, et le souci de notre plus grand intérêt et l'aspiration à la plus haute moralité s'unissent et se confondent. Mais l'intérêt de notre perfection elle-même est un but d'action légitime et qui peut faire monter très haut vers l'idéal humain.

L'ascète, qui s'exerce à dominer en soi les impulsions naturelles de la gourmandise ou de l'orgueil, et s'entraîne à établir en lui le domaine de la raison, est un modèle à présenter à l'imitation de tous.

Nos modernes utilitaristes lui reprocheront sans doute un défaut essentiel, sa concentration sur lui-même, et refuseront de le proposer en exemple, tant qu'il n'aura pas pour but principal le bien des autres.

Mais c'est toujours se méprendre sur le véritable intérêt qui pousse l'ascète.

Le ressort de sa vie n'est point une sorte de culte pour sa propre perfection.

Il ne se met point sur un piédestal, pour s'offrir au respect et à l'admiration de tous.

Ce qu'il veut, c'est le bien, et, s'il mène contre lui-même une lutte sans merci, c'est parce qu'il y voit des obstacles au bien.

Il se prépare donc, dans ses secrets combats, à collaborer avec les autres à l'établissement d'une moralité plus haute : il travaille pour les autres autant que pour lui-même. C omment, d'ailleurs, avoir un sentiment vif de la dignité humaine si, par des méditations prolongées, on n'a pas pris une conscience nette dé' cette dignité ? Durkheim le reconnaît : celui qui a le culte de sa grandeur morale sera aussi soucieux de la grandeur morale des autres et pratiquera, le véritable altruisme : « Là où il met tellement haut la personnalité humaine qu'il n'aperçoit plus aucune fin qui la dépasse, il la respecte dans les autres.

Le culte qu'il a pour elle fait qu'il souffre de tout ce qui peut la diminuer même chez les autres.

» Enfin, qu'il ferait bon vivre en société si chacun avait pour souci principal celui de sa perfection ! Nous le savons par expérience, les relations sont pénibles avec celui qui n'a jamais fait effort pour conquérir la maîtrise de lui-même et dont les réactions dépendent de l'impression du moment.

Quel plaisir, au contraire, nous- éprouvons a collaborer avec un homme qui, par un effort soutenu, s'est rendu maître de ses mouvements! L'intérêt individuel, bien entendu, pourrait donc, semble-t-il, être proposé comme but général de la vie et fonder la morale.. »

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