Peut-on faire l'expérience de la liberté ?
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«
Introduction.
La plupart des philosophes qui se sont prononcés en faveur de la liberté humaine ont accordé une grande valeur à
l'expérience intime, immédiate que nous aurions, selon eux, de notre liberté.
« La liberté de notre volonté, écrit DESCARTES (Principes, I,
art.
39), se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons.
» BOSSUET déclare de même qu'un homme « qui n'a pas
l'esprit gâté » n'a pas besoin « qu'on lui prouve son franc arbitre, car il le sent ».
Plus tard, on opposera ce « sentiment intérieur » à l'esprit
d'analyse et au raisonnement qui, décomposant l'acte volontaire en motifs et en mobiles, fera apparaître la décision comme la résultante
nécessaire de ces éléments.
C'est ce que développera surtout BERGSON quand il opposera la liberté comme « donnée immédiate de la
conscience » à l'illusion du déterminisme engendrée par le « morcelage » opéré par l'intelligence.
— Peut-on cependant se contenter de
cette « expérience immédiate »?
I.
Ambiguïté de « l'expérience immédiate ».
A.
— Est-il besoin, d'abord, de rappeler combien sont incertaines et vagues les données de cette prétendue « expérience immédiate »? En
dehors de notre existence spirituelle, immédiatement saisie dans l'intuition du cogito, les prétendues données de l'expérience interne
sont toujours plus ou moins sujettes à erreur.
« Jamais, observe L.
BRUNSCHVICG, n'a été réfutée la remarque de SPINOZA qui veut que
le sentiment d'être libre s'éprouve au plus haut degré là où précisément, comme dans l'ivresse, il est le plus manifeste que le sujet ignore
les causes qui le font agir, qu'il a perdu la maîtrise de sa pensée et de sa parole ».
Et LEIBNIZ, lui aussi, écrit dans sa Théodicée (§ 50) : «
La raison que M.
DESCARTES a alléguée pour prouver l'indépendance de nos actions libres par un
sentiment vif interne n'a point de force : nous ne pouvons pas sentir proprement notre indépendance et
nous ne nous apercevons pas toujours des causes souvent imperceptibles, dont notre résolution
dépend.
»
B.
Il s'agirait d'ailleurs de préciser quel est le contenu de cette expérience intime.
La liberté a été
interprétée en des sens très divers : en quel sens est-elle objet d'expérience? — 1° Si on l'entend
comme une liberté d'indifférence, ainsi que BOSSUET l'a exposé dans un exemple célèbre, il est trop
clair que «)'évidence du sentiment » qu'il invoque est illusoire : nous ignorons comment la volonté agit
sur notre corps et quel est le détail des innervations et des contractions musculaires qui nous font
mouvoir notre main plutôt à droite qu'à gauche.
— 2° Si, même en un sens plus large, nous identifions
liberté et indétermination, celle-ci n'étant, comme le remarque LACHELIER, « rien d'actuel », la liberté
devient quelque chose de négatif; c'est « un pur néant aux yeux de la conscience »; elle ne saurait
donc faire l'objet d'une expérience quelconque.
— 3° Si enfin elle est « une faculté positive de nous
déterminer à l'un ou à l'autre des deux contraires », il est nécessaire de préciser à quel moment nous
aurions conscience d'un tel pouvoir.
Serait-ce avant la décision? On pourra toujours objecter que « la
conscience n'est pas prophétique » et qu'il nous est impossible de prévoir à l'avance si quelque
disposition, motif ou cause extérieure ne viendra pas nous déterminer.
Serait-ce après la décision?
Certes, il nous semble souvent, une fois l'acte accompli, que nous aurions pu nous décider tout
autrement.
Mais n'est-ce pas une illusion rétrospective, due à ce qu'alors nous ne ressentons plus
l'urgence de la décision, la pression de tel motif ou de tel sentiment, etc.? Resterait donc à admettre
que le sentiment de liberté est contemporain de la décision elle-même.
Encore est-il nécessaire de
préciser en quoi il consiste exactement.
II La véritable expérience de la liberté.
A.
— Les philosophes classiques ont décrit la liberté comme un pouvoir absolu « de faire ou de ne pas faire quelque chose » (BossuET).
L'homme posséderait en lui cette puissance — le « libre arbitre » — « que rien, affirme RENOUVIER, non pas même ce que lui-même est
avant le dernier moment qui précède l'action, ne prédétermine » et qui resterait inaltérée, quoi qu'il fasse.
Est-ce un tel pouvoir que nous
expérimentons en nous? Nous en avons certes parfois l'illusion.
Ainsi que le remarque MALEBRANCHE, « comme la volonté n'est jamais
forcée, on s'imagine que tout ce qu'on veut, on le veut précisément parce qu'on le veut ».
Mais il suffit d'une observation un peu plus
attentive pour nous détromper.
En nous examinant avec sincérité, nous reconnaîtrons bien vite que nous sommes souvent dominé par tel
sentiment, tel préjugé, telle influence extérieure, auxquels il nous faudrait résister pour être vraiment libre, mais que nous n'en avons pas
le courage.
En ce sens, comme le dit encore MALEBRANCHE, « il n'y a pas deux personnes également libres à l'égard des mêmes objets »,
et nous-mêmes ne sommes pas également libre selon nos dispositions du moment.
Sans doute, « rien ne nous oblige à vouloir que
nous-mêmes.
Mais notre nous-mêmes n'est point notre être naturel ou parfaitement libre » : c'est notre être tel que nous l'avons fait,
avec les chaînes que nous lui avons forgées, avec les esclavages que nous avons acceptés par nos compromissions, nos capitulations ou
nos lâchetés; et c'est une erreur de croire que chacun peut « rompre tout d'un coup les liens qui le captivent ».
B.
— Où donc se situe notre liberté et sous quelle forme en avons-nous quelque expérience? C'est dans la « conscience d'agir » qu'il faut
aller la chercher, en donnant à ce terme son sens plein, en entendant par action la synthèse du vouloir, du connaître et de l'être », comme
l'a fait Maurice BLONDEL.
Ce qui révèle à l'agent humain sa liberté, « c'est l'action même, qui s'accomplit en lui et par lui ».
Car une telle
action fait appel à toutes nos puissances d'être et d'agir, elle procède d'une « notion fondamentale et transcendante qui met en branle
toutes les puissances appétitives, cognitives et libératrices de l'être spirituel ».
Elle n'exclut pas la spontanéité de nos tendances
profondes.
Tout en s'attribuant « une puissance supérieure aux conditions dont dérivent et sa conscience et sa raison et sa liberté »,
l'agent « ne saurait, en voulant, désavouer ces origines de la volonté ».
Tout au contraire, « au déterminisme de la force brute ou de
l'instinct s'ajoute, non pour le supprimer mais pour l'employer, la détermination volontaire de l'acte » (BLONDEL).
Notre volonté est donc libre en ce sens que l'acte volontaire est une synthèse de toutes nos puissances de penser et d'agir, qu'il émane
de la totalité de notre être spirituel, sous le contrôle et la direction de la Raison.
Comme le dit aussi J.
NABERT, la liberté n'est rien d'autre
que ce « dynamisme intellectuel » qui fait que la conscience est capable de « s'affranchir de la vicissitude des événements psychologiques
en devenant conscience intellectuelle du vrai » et par lequel s'opère « une transformation où s'accuse, parallèlement à la rationalité du
savoir, la rationalité du vouloir ».
Or c'est précisément d'un tel pouvoir que l'expérience intérieure nous donne conscience.
Nous savons tous, grâce à elle, qu'en face d'une
sollicitation ou d'une pression exercée sur nous par un désir, un instinct, une pulsion quelconque, nous pouvons, ainsi que disaient les
Cartésiens (après les Stoïciens), « suspendre notre consentement » pour faire appel à toutes nos richesses spirituelles, pour être vraiment
nous-mêmes et nous-mêmes tout entier, et non le jouet du désir qui passe.
Conclusion.
L'expérience intérieure de la liberté se confond avec la conscience même de notre être spirituel saisi, au cours même de
l'action, dans sa réalité plénière..
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