Peut-on être trop raisonnable ?
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«
[Introduction]
La concept de « raison » désigne chez l'homme deux qualités qui sont propres à sa condition : penser avec logique et discernement, et bien agir.
La
première qualité est celle de la faculté de raisonner, d'exercer son jugement avec rationalité, la seconde renvoie à la faculté d'être raisonnable.
Être
raisonnable, c'est agir avec mesure, prudence et finalement sagesse.
L'éducation nous enseigne que nous ne sommes jamais assez raisonnables.
Il paraît
donc surprenant de voir dans un usage excessif de la raison un risque et peut-être même un danger.
Autrement dit, si la raison est nécessaire à la
sociabilisation de l'homme, faut-il que l'homme s'en méfie ? Privilégier excessivement la raison, est-ce nuire à l'équilibre de la nature humaine qui trouve
son juste milieu entre la raison et l'affection, et risquer d'abîmer l'union de l'âme et du corps ?
[I.
On n'est jamais assez raisonnable]
La raison est le propre de l'homme.
Elle lui appartient en propre et même le définit.
Seul l'homme est donc capable d'être raisonnable.
La raison représente
pour lui un privilège, une chance qui le distingue de l'animal qui, quant à lui, ne sait qu'être instinctif et irréfléchi.
Parce qu'elle appartient à l'humanité tout
entière, la raison appartient à chaque homme en particulier.
Le philosophe Descartes explicite cette universalité de la raison en l'associant au bon sens : «
Distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce que l'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égal en tous les hommes.
» Tous les
hommes sont donc susceptibles d'être également raisonnables.
Pourtant certains paraissent plus raisonnables que d'autres.
Qu'est-ce à dire ? On qualifie
habituellement de raisonnable, une attitude sage qui permet d'agir avec justice grâce à une rectitude morale.
Le « raisonnable » renvoie donc à tout ce qui
est de l'ordre de l'action, de l'agissement, de la conduite.
Léon Brunschvicg disait de l'être raisonnable qu'il est un «homme d'expérience, que l'on sait de
conduite prudente et de bon conseil ».
On comprend aisément pourquoi les uns sont susceptibles d'être plus raisonnables que les autres : il s'agit d'une
différence de degré dans l'échelle de la rectitude morale et de l'action vertueuse.
Mais cette distinction permet-elle de porter un jugement de valeur au point
d'accuser certains d'être « trop raisonnables » ?
La raison, parce qu'elle permet d'être raisonnable, est un outil, un instrument qui permet de concourir au progrès de l'esprit humain et de la vertu humaine.
Ainsi est-il reconnu dans la tradition antique que la raison permet à l'homme de lutter contre ses passions.
L'homme, parce qu'il a un corps, est un être de
désirs.
Autrement dit, l'homme est souvent porté vers l'inclination, la tentation, la convoitise, le fantasme.
S'il ne veut pas sombrer dans la débauche ni
s'abîmer dans la déchéance, il doit convoquer la rigueur et l'austérité de sa raison afin de rejoindre le chemin de la vertu.
Être raisonnable revient finalement
à « marcher droit sur les chemins sinueux » (cf.
la Bible).
L'usage de la raison est donc le garant d'une conduite raisonnable.
On comprend que, loin d'être
trop raisonnable, l'homme doit sans cesse remettre son ouvrage sur le métier et travailler à la maîtrise de lui-même puisque tel est l'essentiel d'une
conduite raisonnable.
Dans son Traité des passions de l'âme, Descartes analyse la mécanique des passions qui conduisent l'homme à une dépendance et à
une aliénation.
Devenir raisonnable, c'est user de sa volonté, c'est convoquer toutes ses forces, c'est lutter contre les désirs et c'est souffrir pour être
sage.
Ainsi, Montaigne voyait dans la maîtrise de soi la source de la sagesse et plus encore de la liberté : «La vraie liberté, c'est de pouvoir toutes choses
sur soi ».
Autrement dit, celui qui est raisonnable, c'est celui qui résiste et qui a le courage d'affronter la tentation.
En un mot, être raisonnable, c'est être
libre.
Enfin, la raison marque la victoire de la pensée sur la violence, le triomphe du dialogue sur la discussion, la primauté de la démocratie sur la tyrannie.
Être
raisonnable, c'est en effet accorder les différentes raisons entre elles.
Être raisonnable, c'est écouter, accueillir, aimer.
En un mot, le caractère raisonnable
de l'individu est indispensable à toute vie en société.
Plus concrètement, il ne peut pas y avoir de politique si chacun n'est pas raisonnable.
La puissance de
la raison c'est justement de faire taire la force.
Ce dernier enjeu montre à lui seul que les hommes ne sont jamais trop raisonnables parce qu'ils désirent la
paix et font pourtant la guerre.
[II.
Faut-il se méfier de la raison ?]
Si l'usage de la raison est nécessaire à l'homme pour qu'il puisse maîtriser son animalité, il est cependant important de mesurer les limites de la raison.
Si la raison s'impose comme le seul instrument ouvrant la voie du raisonnable, ne risque-t-elle pas de sombrer elle aussi dans ce qu'elle dénonce au plus
haut point : le dogmatisme ? Si la raison s'impose, alors elle devient déraison puisqu'elle a recours à un argument d'autorité ou encore à une démarche
tyrannique.
Toute démarche totalitaire de la raison serait déraisonnable.
En ce sens, se fier aveuglément à la raison reviendrait à abandonner son esprit
critique, sa vigilance, sa liberté.
La raison n'est pas omnipotente.
Elle n'a pas autorité dans tous les domaines de l'existence.
Freud, le père de la
psychanalyse, évoque à juste titre la dictature de la raison.
Plus généralement la philosophie elle-même analyse les limites de la raison et de ses droits.
Si
tout est à ce point raisonnable, que deviennent l'inattendu, le contingent, le désir, la poésie ? Ne se fier qu'à la raison, c'est refuser la sensibilité, c'est être
intolérant à toute autre forme de pensée.
Nietzsche en conclut que l'on ne doit pas tout soumettre à la raison : « Même l'être le plus raisonnable a de temps
en temps besoin de retrouver la nature, c'est-à-dire le fond illogique de sa relation avec toute chose ».
Pascal, dans ses Pensées, résumait déjà la situation
: « Il y a deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison ».
Plus encore, être raisonnable c'est croire en la raison au point de sacrifier une part de l'existence à un idéal raisonnable.
Ainsi, Descartes lui-même,
rationaliste par excellence, explique dans son oeuvre que le bon usage de la raison ne doit pas rimer avec l'ascétisme
et la souffrance de l'étude monacale : « Un honnête homme n'est pas obligé d'avoir lu tous les livres [...] ce serait une
espèce de défaut en son éducation [...] il a beaucoup d'autres choses à faire pendant sa vie ».
Être trop raisonnable,
c'est donc sacrifier son existence à l'exercice de sa raison sans pour autant atteindre le bonheur.
Kant, lui aussi
rationaliste par excellence, en vient à dénoncer une attitude qui consisterait à considérer la raison, non pas comme un
moyen, mais comme une fin.
Cultiver sa raison au point d'en faire son objectif ultime reviendrait à sacrifier son bonheur.
Kant en vient à observer « un certain degré de misologie, c'est-à-dire une haine de la raison » chez ceux qui ont «la
plus grande expérience de l'usage de la raison, et s'ils sont assez sincères pour l'avouer ».
Mais plus encore, Kant, qui
lui-même fait un usage rigoureux et régulier de sa raison.
finit par évoquer l'envie que l'on peut ressentir à l'égard de
ceux « qui n'accordent à leur raison que peu d'empire sur leur conduite ».
Être trop raisonnable serait donc le reproche
qu'il serait raisonnable d'adresser à celui qui est trop rationnel.
Cette condamnation d'un usage excessif de la raison se prolonge dans la psychanalyse.
Qu'est-ce, en effet, que
l'obsessionnalité si ce n'est un caractère atteint par une soumission totale et aveugle à la puissance de la raison ?
L'obsessionnel ne supporte pas en effet que l'on soit ni raisonnable ni rationnel.
Le souci de la rigueur, de l'ordonnance
est à ce point excessif qu'ils finissent par faire sombrer l'individu dans la névrose..
»
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