Peut-on être sûr de bien agir ?
Extrait du document
«
Le problème de l'action juste ou bonne se pose en philosophie depuis Socrate: qu'est-ce que bien agir? Comment
savoir si mon choix est le bon? Comment l'accompagner de la certitude — sans doute rassurante — que j'agis bien?
La réponse proposée par Kant est extraordinairement simple: au lieu de me demander si je dois agir pour trouver le
bonheur ou pour développer les plaisirs (eudémonisme ou hédonisme? c'est à cette alternance que paraît à ses yeux
se résumer le travail des moralistes qui l'ont précédé), je ne dois me préoccuper que d'accomplir ce que la
conscience commune nomme mon devoir.
Celui-ci peut m'être indiqué, soit par une maxime, soit par une loi, c'est-à-dire par des principes pratiques.
A ce
propos, la question semble se dédoubler: comment peut-on être sûr de suivre une bonne maxime? La réponse est
toujours aussi simple: il suffit de se demander si elle est universalisable, c'est-à-dire si elle peut être considérée
comme ayant valeur de loi.
Je serai ainsi assuré de bien agir, d'agir, non seulement comme l'attendent les autres et la société, mais d'agir
authentiquement dans le sens du bien, si la conduite que j'adopte est universalisable, si elle peut être adoptée sans
contradiction par n'importe quel autre sujet rationnel.
Agir de cette façon, c'est en effet sous-entendre que
l'humanité est unifiable dans la reconnaissance d'une loi.
Cette universalisation de la conduite, pour trouver toute sa cohérence, nécessite l'affirmation de l'universalité de la
raison — qui va de soi pour Kant, mais peut-être pas pour tout le monde — en même temps que le repérage des
postulats de la raison pratique, parmi lesquels ceux qui concernent l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme ne
manqueront pas d'être évidemment contestés.
Aussi est-ce un point de vue bien différent — dont disparaissent simultanément l'universalité et Dieu — qu'adopte
Nietzsche.
Si Kant « finit idiot », c'est notamment parce qu'il a officialisé la soumission de la pensée à la théologie.
L'idée même d'un devoir universel signifie pour Nietzsche une aliénation insupportable de ce qui fait l'individu luimême.
Dès lors, «bien faire » ne peut désigner qu'une action souverainement indifférente aux normes dominantes (la
morale des esclaves et du ressentiment), uniquement déterminée par la pulsion vitale (ou la volonté de puissance)
que chacun doit écouter en soi.
Seule l'attention à ce qu'exige, dans l'être, son désir authentique dans sa version la plus exaltante, peut alors
s'accompagner de la certitude de «bien faire», c'est-à-dire travailler, éventuellement dans la solitude et en bravant
les valeurs admises, à la restauration d'une morale des « maîtres».
L'irrationalisme nietzschéen aboutit ainsi, indépendamment de toute loi au sens classique, à situer le critère du bien
dans la singularité et à ne le faire affleurer que sous l'aspect d'une certitude intime, d'ordre à la fois physique, sinon
physiologique, et affectif.
La classique conscience morale (la «céleste voix» de Rousseau) ne renvoie plus à aucune extériorité (divine ou,
chez Kant, définie par l'appartenance du sujet et à une humanité universelle), elle s'enracine dans le corps lui-même
et dans son énergie.
Cet individualisme particulier confère au bien agir une ambiance tragique, évidemment absente de la philosophie
classique et notamment de Kant.
Bien agir ne peut résulter que d'une double opération :
• un repérage du bien,
• le réglage de l'action sur le bien ainsi défini.
On constate que, selon la conception du bien (universel ou subjectif), l'assurance de bien agir change du tout au
tout.
Mais avant de s'assurer qu'il y a bien accord entre le bien et l'action, ce peut être l'existence même d'un bien qui
fait elle-même problème.
Si la pensée refuse le concept de valeur transcendante ou universelle comme le fait
l'existentialisme de Sartre, l'action apparaît sans guide et le «bien agir» n'est jamais sûr de lui-même.
Les exemples
fournis dans L'Existentialisme est un humanisme de ce que peut être un choix authentique montrent qu'aucune
garantie ne peut être envisagée: s'il appartient à chacun de se décider du sein d'une liberté totale, et si ce choix
engage implicitement une conception de l'humanité dans son ensemble (où réapparaît en quelque sorte un écho de
l'universalisme kantien, mais sans règles a priori), l'action ne peut se déployer que dans l'inquiétude et l'angoisse.
L'interrogation «Ai-je bien agi?» reste alors béante — puisque la réponse positive que tend à lui donner le sujet peut
être ébranlée par un choix différent que produit son voisin.
Comme tout problème authentiquement moral, l'assurance de bien agir implique l'adhésion à une conception
philosophique.
Si depuis quelques années l'éthique revient à l'avant-plan, c'est sans doute parce que les pratiques
(politiques ou économiques) deviennent, à l'échelle du monde, de plus en plus problématiques.
On comprend que
s'effectue dans un tel contexte un «retour à Kant », puisque ce dernier, par son repérage d'un devoir conforme à la
loi, propose un critère solide.
Mais la question reste de savoir si ce critère garde sa pertinence indépendamment des
postulats de la raison pratique..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- PEUT-ON ÊTRE SÛR DE BIEN AGIR ?
- PEUT-ON ÊTRE SÛR DE BIEN AGIR ?
- Renoncer librement à agir sur ce qu'il est impossible de changer ?
- Aimer empêche d’agir moralement
- Parler est-ce le contraire d’agir ? (DM)