Peut-on être prisonnier du travail ?
Extrait du document
«
Le travail est une prison
« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur
la « bénédiction du travail », je dois la même arrière-pensée que dans
les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir
la peur de tout ce qui est individuel.
Au fond, on sent aujourd'hui, à la
vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au
soir – qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient
chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement
de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance.
Car il consume une
extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion ,
à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il
présente constamment à la vue un but mesquin et assure des
satisfactions faciles et régulières.
Ainsi une société où l'on travaille dur
en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la
sécurité comme la divinité suprême – Et puis ! épouvante ! Le
« travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d'
« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers –
l'individuum.
»
Nietzsche, « Aurore », Livre III.
Nietzsche s'interroge ici sur l'origine des déclarations sur la valeur morale du travail, y compris quand il s'agit d'un labeur épuisant.
Elles visent, selon
lui, à en cacher la véritable fonction répressive.
Le travail dont il est question ici, est celui qui n'a pour but que le gain d'argent et les plaisirs qu'on peut acheter (« un but
mesquin...
»).
La valorisation du travail gagne-pain a la même origine que les autres discours moraux : la dépréciation et la peur de
l'individu.
Et de fait, ce travail empêche ce qui est d'ordre strictement personnel.
Il signifie « oubli de soi », soumission à
un rythme imposé, intégration à une collectivité.
Il n'y a plus de temps pour la solitude, pour la méditation personnelle,
plus d'énergie pour les passions individuelles.
L'individu, en tant que tel, est dangereux pour la société car il n'a pas pour but l'intérêt général, l'utilité commune, mais
seulement lui-même.
Il est du plus grand intérêt pour la société que les hommes oublient qu'ils sont des individus, pour
se percevoir comme des membres de la société, et le travail est un excellent moyen pour les dépouiller de leur être
individuel.
Il faut remarquer la spécificité du point de vue de Nietzsche : il ne s'agit pas pour lui de défendre les
travailleurs en tant que tels, mais de voir, derrière le travailleur, l'individu.
Le travail constitue la meilleure des polices.
C'est dans « Aurore », dans un paragraphe intitulé « les apologistes du travail », que Nietzsche déclare que
le travail constitue la meilleure des polices.
On connaît Nietzsche par ses attaques contre la religion et la morale, par son projet de création de nouvelles valeurs,
mais on oublie souvent sa critique de la société de son temps, société du commerce, du travail, de ce l'on nommera
« culture de masse ».
Dans une optique strictement opposée au socialisme, méprisé par Nietzsche, il s'agit d'une
dénonciation en règle du nivellement des valeurs, de la promotion de la médiocrité.
« Dans la glorification du travail, dans les infatigables discours sur la ‘bénédiction du travail', je vois la même arrièrepensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est
individuel [...] on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir - qu'un tel travail constitue la meilleure des
polices.
»
NIETZSCHE comprend la société de son temps (mais la nôtre correspond à ses analyses) comme celle du culte de
l'activité, du travail, du commerce.
Derrière cette boulimie d'activité se cache toujours le même but : la sécurité « et l'on
adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême ».
Or le danger, pour la foule, réside toujours dans l'individualité.
Le travail et son culte imposent une fatigue telle, une.
»
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