Peut-on (doit-on) spatialiser le temps ?
Extrait du document
«
LA SPATIALISATION DU TEMPS
Rien de plus commun que la mesure du temps par l'espace.
Si je demande à un passant: «L'hôtel de Paris, c'est
encore loin?», on me répondra indifféremment: «C'est à cinq minutes » ou « C'est à trois cents mètres ».
Scientifiquement, la mesure du temps se traduit par la mesure d'un espace parcouru par un mobile dont le
mouvement est supposé uniforme, par exemple l'espace parcouru par l'aiguille d'une montre sur le cadran.
Une
horloge enregistre les répétitions d'un phénomène périodique considéré comme constant (battements d'un pendule
ou d'un ressort) et l'accord de diverses bonnes horloges vérifie en pratique notre confiance dans la constance de
leur marche.
Toutefois, ce temps abstrait et régulier, mesuré par l'espace, défigure, selon Bergson, le temps réel, la
durée vécue par la conscience.
«Concept bâtard» d'espace et de durée, le temps apprivoisé de nos horloges trahit
le temps naturel libre et sauvage, la durée vécue qualitative et non mesurable, bondissant au rythme de nos joies,
alanguie au tempo de l'ennui.
Vous savez tous qu'un film passionnant dure psychologiquement beaucoup moins
qu'une conférence ennuyeuse, même si tous deux sont mesurés, par exemple, par une heure trente à l'horloge.
Pour
Bergson, la durée vécue par la conscience est un pur changement qualitatif, ne se prête pas à la mesure, ne se
compose pas d'instants séparés et comme juxtaposés les uns aux autres mais au contraire est l'unité organique de
moments qui se fondent les uns dans les autres comme les couleurs d'un soleil couchant ou les notes d'une mélodie
: «La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse
vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs.
Il n'a pas besoin pour
cela de s'absorber tout entier dans la sensation ou l'idée qui passe car alors, au contraire, il cesserait de durer.
Il
n'a pas besoin, non plus, d'oublier les états antérieurs.
Il suffit qu'en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à
l'état actuel comme un point à un autre point mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons,
fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d'une mélodie.
» Mais notre intelligence, tournée spontanément vers
l'extériorité (à cause des exigences pratiques), est obsédée par l'espace géométrique (cadre qui permet
excellemment l'analyse des objets et l'action sur eux) et l'introduit «à notre insu dans notre représentation de la
succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément non plus
l'un dans l'autre mais l'un à côté de l'autre ; bref, nous projetons le temps dans l'espace, nous exprimons la durée en
étendue et la succession prend pour nous forme d'une ligne continue ou d'une chaîne dont les parties se touchent
sans se pénétrer...
la pure durée n'est qu'une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se
pénètrent sans contours précis, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait de l'hétérogénéité pure...
Dès
l'instant où l'on attribue la moindre homogénéité à la durée, on introduit subrepticement l'espace ' ».
Le temps, ou
plutôt la durée, selon Bergson, n'est pas une dimension abstraite à la surface des choses, mais c'est le mouvement
réel, concret, de ma vie intérieure.
Le mouvement parce qu'il est changement réel, durée et vie est en lui-même
étranger à l'espace..
»
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