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PEUT-ON DIRE QUE, SI LES SAVANTS VISENT À DÉFINIR LES LOIS DU RÉEL, L'ARTISTE, LUI, IGNORE TOUTE LOI ?

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« Comparer art et science est assez banal.

On est cette fois invité à comparer, pour souligner une éventuelle différence, entre deux pratiques: celle, d'une part, des savants, dont tout le travail paraît lié au «réel» et aux lois qui le déterminent, celle, d'autre part, de l'artiste (on pourra se demander pourquoi il est ainsi au singulier) qui serait « ignorant» de toute loi.

Mais qu'est-ce qu'ignorer? Ne pas connaître, ou connaître et passer outre? Et peut-on admettre que la pratique artistique s'effectue de manière tout à fait anarchique et vagabonde, sans être soumise, sinon à une stricte loi, du moins à quelque(s) règle(s)? L'activité scientifique a pour but de découvrir les lois auxquelles obéissent les phénomènes (on peut au passage contester que ces lois soient bien celles du « réel», plutôt admis généralement comme impossible à connaître en lui-même). Cela signifie que ces lois préexistent au travail du scientifique (et non « savant» : là aussi, une critique est possible).

S'il est vrai que la science participe d'un projet global de « maîtrise et possession de la nature » (Descartes), il l'est aussi qu'« on ne commande à la nature qu'en lui obéissant» — ce qui signifie au moins que les lois qu'on appliquera pour transformer le «réel» ou la nature sont celles auxquelles il ou elle est ordinairement soumis(e). Ainsi le savant est-il «inventeur» au sens archéologique: il révèle un déjà-là, en posant à la nature des questions précises, en procédant à des expériences, en vérifiant ses hypothèses pour les transformer en lois véritables.

Dans cette optique, on ne saurait le qualifier de «créateur» au même sens que l'artiste — et même si cette appellation est en tout cas discutable.

Quant aux lois ainsi découvertes, on sait qu'elles se caractérisent, par définition, par leur universalité, tant « objective » que « subjective » : elles expliquent tous les phénomènes de même nature et sont admises par l'ensemble de la communauté scientifique. Il n'en va pas de même pour l'artiste.

Pour lui, rien n'est donné, tout est à faire.

Même s'il entretient avec la nature certaines relations (cas de l'art figuratif), c'est, comme le remarquait déjà Hegel, avec ses seules apparences, et sans se préoccuper des lois qui en organisent les manifestations.

Le regard du peintre n'est pas celui du naturaliste: le premier s'intéresse à la forme du végétal, à sa couleur, à ce qu'il peut éventuellement symboliser ou à la place qu'il occupera dans sa composition, le second s'interroge sur la structure des cellules végétales, la poussée chlorophyllienne, la relation avec l'écosystème, etc.

L'un cherche des affects ou des effets là où l'autre entrevoit des lois physico-chimiques. L'artiste ignore donc les lois du réel parce qu'elles ne lui seraient d'aucune utilité.

Est-ce à dire que, dans son travail, il ignore toute loi? Contrairement à la trop habituelle imagerie, l'artiste n'est pas un doux inspiré, marginal et rêveur (ou à l'inverse, emporté et fougueux, puisque comme toute image mythique, l'image habituelle de l'artiste est contradictoire), qui produit ce qu'il veut pour peu et dès que la Muse s'empare de son esprit. Tout art suppose un apprentissage technique élémentaire : on n'est pas sculpteur en tapant n'importe comment dans un bloc de marbre et la fonte en bronze obéit à des lois parfaitement physiques.

Mais, au-delà de ces informations minimales peuvent aussi intervenir des principes généraux, des lois d'organisation que l'artiste doit respecter s'il entend que son travail soit reçu.

On peut citer les règles de composition géométrique (nombre d'or...) qui ont régné durablement en Occident (Dürer en fait abondamment usage, mais aussi Poussin) aussi bien que la façon dont les genres sont classiquement définis en musique (symphonie, concerto...) ou en poésie (sonnet, rondeau, ode...), ou encore les règles (des trois unités, du vraisemblable) en usage dans la tragédie du XVIIe siècle. Plus généralement, et de façon sans doute moins consciente, l'artiste est malgré lui soumis à deux ordres qui prédéterminent, au moins en partie, son travail : on aurait tort de penser que l'invention artistique peut être totalement indépendante du moment où elle s'effectue ou — pour parodier Marx — que l'art « tombe du ciel».

Cette invention est en fait dépendante des techniques et des modes de représentation en usage à une époque (cf.

les travaux de Francastel) en même temps que de la mentalité globale dans laquelle elle s'inscrit: on imagine mal un peintre ou un écrivain du Moyen Age prenant le parti de l'athéisme... Ce réel existe autant que celui dont s'occupe le scientifique : humain et social, sa présence est plus diffuse, moins immédiatement perceptible que celle de la nature, mais il n'en existe pas moins — et c'est aussi en ce sens que l'on peut comprendre la proposition de Hegel selon laquelle l'art exprime l'« esprit d'un peuple ». On sait toutefois qu'à s'inscrire trop fidèlement dans un courant déjà répertorié et organisé, l'artiste risque de n'aboutir qu'à une production académique (cas des tragédies de Voltaire : se référant aux règles d'un genre qui n'est plus socialement nécessaire, il échappe aux demandes implicites de la mentalité de son temps, mais se condamne à ne composer que des parodies).

Il est d'ailleurs notable que l'académisme guette également l'artiste lorsqu'il obéit trop servilement aux «lois» ou du moins aux exigences du pouvoir qui prétend le contrôler (cas des régimes totalitaires): c'est qu'alors la loi civile et politique entend bien interdire à l'artiste de produire sa loi propre, c'est-à-dire d'être législateur de son oeuvre. Tel est pourtant l'artiste au sens moderne : ce qui semble trop souvent n'être qu'une production débridée sinon délirante de son imaginaire est en fait la mise en place progressive d'une oeuvre qui, ignorant initialement ce qu'elle pourra être, ne peut découvrir ses propres règles qu'en cours d'élaboration.

Si l'art moderne et contemporain font problème (notamment par rapport au public), c'est parce qu'après avoir rompu avec toute réglementation traditionnelle (des styles, de la hiérarchie des genres, de la composition et de la figuration, de la transmission du savoir et du savoir-faire du maître au disciple ou à l'élève dans l'atelier), l'artiste doit inventer un système singulier dont les règles demeurent le plus souvent implicites.

Au lieu de prolonger une tradition dont les règles finissaient par devenir ou paraître coutumières, l'artiste moderne veut innover : il brise les formes classiques (Rimbaud, Lautréamont), modifie l'espace de la représentation (l'impressionnisme) ou renonce à toute allusion au visible (Mondrian, Malevitch); il invente de nouveaux rapports sonores (École de Vienne, dodécaphonisme) en même temps que de nouveaux matériaux (musique concrète).

Cela ne signifie aucunement qu'il fasse désormais «n'importe quoi» — bien au contraire: chaque artiste, retrouvant quelque chose de la définition kantienne du génie, organise un système qui ne pourra être repris tel quel et, ce faisant, expose simultanément ses oeuvres et les règles qui les soutiennent.

L'exploration artistique, une fois balayée les règles traditionnelles, met en place un nombre indéterminé de règles singulières, dont l'application est en général limitée à une trajectoire personnelle.

Mais on aurait tort de penser qu'un invention sans contrainte s'effectue plus aisément: il semble que le contraire corresponde mieux à la réalité, et tout artiste définit les lois de son travail parce qu'il y trouve les conditions mêmes de sa productivité (voir par exemples les travaux littéraires de l'Oulipo). L'artiste «ignore» les lois précises du savant parce qu'il est son premier législateur.

Ce faisant, il donne à la formule kantienne du beau comme « symbole de la moralité » une actualité permanente: en travaillant selon des lois propres, il synthétise ses données dans l'espoir d'en faire l'énoncé d'une loi potentiellement universelle.. »

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