Peut-on désirer autre chose que d'être heureux ?
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Il semble évident, de prime abord, que nous désirons une foule de choses à côté du bonheur.
Ne désirons-nous pas exercer tel métier ou bien partir
en vacances avec des amis ? C ependant, le bonheur ne reste-t-il pas l'horizon sur lequel se détachent tous nos désirs particuliers ? En effet, si je pars me
reposer à la mer, n'est-ce pour y trouver quelque chose du bonheur ? Ainsi, nous devons d'abord déterminer le rapport qu'entretient notre désir au bonheur,
pour ensuite nous demander à quoi revient le fait de désirer autre chose que d'être heureux.
Dès lors, nous pourrons nous interroger sur la « possibilité »
pour l'homme de désirer autre chose que le bonheur, sur sa capacité ou non à se détacher du désir.
I – Aristote et le souverain bien
Dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote remarque que toutes les actions humaines tendent vers quelque bien ;
autrement dit, tout ce que fait l'homme vise la production d'un bien : c'est la maison pour le constructeur, la santé pour
le médecin, la victoire pour le stratège, etc.
M ais, se demande-t-il, ces biens valent-ils en eux-mêmes ou pour autre
chose ? La victoire, que cherche le stratège, permet-elle uniquement de gagner une bataille ou bien, à plus long terme,
d'assurer la paix, c'est-à-dire des conditions de vie favorable au bonheur des hommes ?
A insi, de proche en proche, Aristote établit que les actions, si elles tendent à un bien particulier, renvoient
cependant toutes à une fin en soi, qui est le bonheur lui-même.
Tout ce que nous entreprenons se dirige donc, d'une
certaine manière, vers le bonheur, qui n'est plus défini comme un objet de désir particulier, mais comme le suprême
désirable, le souverain bien.
Le bonheur est donc ce vers quoi tous les hommes tendent, au-delà et grâce à leurs désirs
particuliers.
C ependant, pourquoi en est-il ainsi ?
Si nous désirons des objets précis, c'est que ceux-ci sont des moyens pour atteindre autre chose : on désire la
victoire pour gagner la bataille ; on désire gagner la bataille pour avoir la paix ; on désire avoir la paix pour vivre heureux.
Or, si l'on désire toujours un bien en vue d'autre chose, le bonheur est le seul bien que nous désirons pour lui-même.
En
somme, on désire être heureux pour être heureux.
Le bonheur s e définit alors comme un état d'achèvement, de
complétude ou de perfection : au bonheur, il ne manque rien.
Une fois heureux, on ne désire rien d'autre.
Mais, qu'est-ce que cette définition implique ? Si nous ne désirons que d'être heureux, cela signifie que nous
désirons ultimement un état où rien ne nous manque et où nous ne désirons plus.
Désirer d'être heureux, c'est donc
désirer ne plus désirer (d'où le rêve que nous avons d'être heureux en devenant millionnaire, car alors nous ne désirons
plus rien, puisque l'on peut tout s'offrir).
II – Nietzsche et le désir du désir
Le bonheur, dit A ristote, correspond à un état divin ; en effet, il coïncide avec l'absence de manque et donc, la
suppression du désir.
Or, quel homme pourrait bien vouloir ne pas se faire dieu ? Cependant, pour Nietzsche, cette
situation dénote la faiblesse de l'homme.
De manière très claire, Nietzsche rattache le désir de bonheur, autrement dit le
désir de ne plus désirer, à une maladie de la vie.
En effet, comme l'homme désire toujours à l'infini (car nous désirons plus d'être heureux en courant après nos
désirs que nous ne le sommes effectivement en trouvant de quoi satisfaire ces mêmes désirs), nous en venons à
chercher un objet infini qui pourrait combler notre désir.
C et objet infini, c'est Dieu lui-même.
Au lieu de nous perdre dans
des objets finis et évanouissants (les biens comme moyens d'A ristote), nous devrions alors chercher un objet lui-même
infini, capable de nous combler une fois pour toutes.
Mais, que faisons-nous alors ? Rien d'autre que de nous détourner
de la vie elle-même.
Nous n'acceptons plus que le désir puisse nous porter d'objet en objet, nous donnant toujours
l'illusion d'une satisfaction à venir, mais nous voulons être satisfait dans l'instant.
Nous éprouvons alors un dégoût de la
vie, une faiblesse, qui nous fait refuser le désir en lui-même.
Pour Nietzsche, au contraire, le désir peut se prendre lui-même pour objet.
Il s'agit donc de désirer le désir luimême, c'est-à-dire désirer désirer.
De ce point de vue-là, nous ne nions plus le désir, car nous ne cherchons plus une
manière de lui échapper.
A u contraire, nous l'attisons et nous nous portons toujours vers lui.
Dès lors, il apparaît
possible de désirer autre chose qu'être heureux : nous pouvons désirer le désir lui-même.
Cela signifie précisément que
nous désirons le désir, au lieu de souhaiter son arrêt pur et simple.
III – La nature de l'homme : un divin animal
A insi, l'alternative est : désirer l'arrêt du désir ou désirer le désir.
C ependant, si nous nous sommes interrogés sur
la nature du bonheur et du désir, nous n'avons pas précisément analysé le « peut-on » présent dans notre libellé.
Que signifie-t-il ? En un premier sens, il
signifie « est-il possible de » ; autrement dit, peut-on concevoir, est-il raisonnable de penser que l'on puisse désirer autre chose qu'être heureux ? À cette
question, nous avons déjà répondu.
Mais, en un second sens, le « peut-on » interroge une capacité : l'homme est-il capable de désirer autre chose que
d'être heureux ? En somme, si le désir de bonheur est un désir d'absolu (trouver un objet infini qui stoppe notre désir et nous rende heureux), ce désir luimême n'est-il pas présent en l'homme de manière fondamentale ?
Présentons les arguments en présence sur ce point : pour A ristote, la raison humaine représente la partie divine présente en l'homme.
Par elle,
l'homme peut se hisser au niveau des dieux.
En effet, la pensée consiste en une activité qui se suffit à elle-même et qui correspond au bonheur que l'homme
souhaite.
Dès lors, l'homme ne peut que désirer d'être heureux, c'est-à-dire désirer penser et utiliser ses facultés à la manière des dieux.
À l'inverse, pour
Nietzsche, la raison humaine n'est qu'un instrument au service de la vie.
Elle est d'ailleurs ce qui rend l'homme maladroit (dès qu'il réfléchit trop), par
contraste avec l'animal, dont l'instinct est toujours sûr.
P our Nietzsche, l'homme s'assimile fondamentalement à l'animal et il doit accepter la nature fuyante
de son désir : toute tentative de penser un objet absolu à son désir ne sera qu'une manière pour l'homme de se masquer sa condition.
De ce point de vue,
nous devons reconnaître notre nature fondamentalement désirante.
A insi, la question de la capacité de l'homme à mettre un terme à son désir tient à la vision que l'on se fait de l'homme : est-il, par sa raison,
d'essence divine ou bien n'est-il qu'un animal ? Peut-il trouver un objet absolu à son désir ou bien doit-il reconnaître l'absolu de son désir, c'est-à-dire le
fait qu'il n'y a que son désir qui soit véritable et que tous les objets désirés n'apportent (et n'apporteront) jamais de satisfaction réelle ?
Conclusion :
Le désir que nous avons d'être heureux correspond au désir d'atteindre un état d'achèvement et de repos.
Il s'agit donc, par le désir du bonheur, de désirer
ne plus désirer.
En cela, il s'agit d'un rêve d'absolu, car nous désirons un objet alors qui nous satisfasse enfin de manière pleine et entière.
Or, il est
possible de concevoir que nous puissions désirer autre chose : non pas un objet particulier, puisque à travers tout objet nous cherchons le bonheur luimême.
Mieux, désirer autre chose, c'est désirer le désir lui-même.
C 'est renoncer à l'idéal d'une satisfaction absolue et reconnaître que la vie passe par le
désir, sans que jamais nous ne puissions nous arrêter en un point quelconque.
Mais, pour penser que l'homme puisse effectivement renoncer à son désir
d'absolu, il faut se mettre d'accord sur ce qu'est l'homme lui-même : est-il essentiellement un être rationnel, c'est-à-dire susceptible d'atteindre l'absolu,
ou bien n'est-il qu'un animal, soumis fondamentalement à la pulsion et au désir, dans leur aspect de désordre et d'éparpillement ?.
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