Peut-on contredire l'expérience ?
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«
VOCABULAIRE:
EXPÉRIENCE: a) Sens courant (expérience vécue): instruction acquise par une longue pratique des choses (l'expérience de la vie).
b) Connaissance acquise par les données ou impressions des sens.
c) En science, observation méthodique et réfléchie de certains
phénomènes, en vue de vérifier une hypothèse (synonyme d'expérimentation).
[Introduction]
« Croyez-en ma vieille expérience...
», « si j'en crois mon expérience personnelle, je dirai que...
» : de telles expressions semblent
indiquer une relation entre expérience et croyance.
Or cette relation paraît peu compatible avec les enseignements d'une expérience
scientifique, qui ne concernent pas la simple croyance ou adhésion personnelle, mais sont bien plutôt orientés vers l'élaboration d'une
vérité universelle.
« Expérience » renvoie ainsi à deux situations différentes, qui doivent être distinguées, ne serait-ce que parce
qu'elles ne résistent sans doute pas de la même façon à une éventuelle contradiction.
S'il paraît concevable de contredire l'expérience
acquise par celui qui s'en vante, la question « Peut-on contredire l'expérience ? » demande une tout autre analyse lorsqu'il y va de
l'expérience scientifique.
[I.
Les deux expériences]
Dans le langage ordinaire, l'expérience désigne l'acquisition progressive d'un « savoir » ou savoir-faire diffus, dont on admet ou
suppose qu'il s'accompagne d'une forme de sagesse.
L'homme d'expérience est ainsi celui qui sait et qui est capable de conseiller (il
est « de bon conseil ») en fonction de ce savoir.
L'acquisition de cette expérience n'implique pas une méthode rigoureuse : il suffirait
d'avoir « vécu » pour qu'elle ait pu se former jour après jour, par strates successives ayant en général toujours la même orientation.
Car cette expérience, que l'on pourrait qualifier de simplement «pratique », est sans origine clairement repérable : elle peut être
partiellement transmise, sans qu'il soit possible d'en repérer un responsable initial.
Elle est ainsi personnelle et presque anonyme, et
c'est pourquoi elle s'énonce aussi sous la forme du « on sait par expérience que » : le « on », comme l'a souligné Heidegger, permet
de se fondre dans un collectif, et de refuser la responsabilité entière d'une affirmation.
Il y a
dans ce « savoir » un accueil passif, une simple réception de ce qui s'offre, un peu par hasard
ou par chance, comme « bon à apprendre ».
Et plus l'expérience s'enrichit dans le temps ou
s'accumule, plus elle se confirme, pour composer finalement un ensemble d'opinions qui
prennent volontiers l'apparence de certitudes définitives.
Il est facile d'opposer à ce savoir mal construit les qualités de l'expérience scientifique, telle
qu'elle est instaurée au XIX siècle.
Celle-ci témoigne d'une véritable activité de l'esprit, qui pose
à la nature une question précise.
L'esprit scientifique n'attend pas que l'enseignement lui vienne
de l'extérieur, il le provoque.
Pour obtenir ce qu'il cherche, c'est-à-dire la connaissance d'une loi déterminant un phénomène
encore inexpliqué, l'expérimentateur doit évidemment connaître l'état actuel du savoir dans le
domaine concerné.
Mais dans la mesure où ce savoir est insuffisant, il doit également être prêt
à le remettre en cause, au moins partiellement.
L'expérience ne sera pas menée au hasard, et
Claude Bernard a montré qu'elle s'inscrit en fait dans un véritable raisonnement expérimental
(ce qui indique à quel point la raison et la théorie sont en jeu dans toute expérimentation),
constitué de quatre moments principaux : l'observation du phénomène, la formulation d'une
hypothèse (ou explication anticipée), le montage expérimental qui va tester l'hypothèse, et, si la
validité de cette dernière est confirmée, la formulation d'une loi.
En principe ou dans l'absolu,
une expérience correctement montée et organisée n'a pas besoin d'être répétée (même si les
expériences dans les sciences contemporaines sont devenues tellement subtiles qu'on préfère
les répéter quand on en a les moyens, à la fois techniques et financiers) : ce qu'elle enseigne
peut être considéré comme acquis.
La rigueur et la complexité de cette démarche n'ont
évidemment rien de commun avec l'acquisition hasardeuse de l'expérience « pratique ».
Il est donc vraisemblable que la possibilité de
contredire une expérience ne soit pas la même, n'ait pas la même portée dans les deux cas.
[II.
Les conflits d'expérience]
Celui qui prétend contredire l'homme « qui a de l'expérience » risque bien souvent de provoquer des réactions virulentes, sinon
violentes.
Pourquoi ? C'est que, dans ce cas, contredire l'expérience acquise semble s'en prendre au vécu, à l'épaisseur biographique
de l'individu, puisque c'est bien cette dernière qui a permis d'accumuler l'expérience dont il fait étalage.
Aussi peut-on constater que l'homme d'expérience fait volontiers état de sa supériorité : il « connaît la vie » et sait ce qu'on peut en
attendre.
Cette situation est fréquente dans les conflits entre générations : au désir adolescent, le parent n'hésite pas à opposer son
prétendu « savoir », impliquant que ce qu'il a vécu devra presque obligatoirement se répéter, et ne pouvant tenir compte des
différences (de possibilités, de goûts, d'espoirs) produites par le temps écoulé.
Parce que l'expérience sur laquelle on prend appui est
elle-même répétitive, et ne cherche qu'à être inlassablement confirmée (si elle se heurte à un fait qui la contredit ouvertement et la
montre impuissante, on mettra plutôt en cause la « malchance » ou le cas d'exception que le faux savoir revendiqué), elle invite à
concevoir que la répétition serait un principe universel.
Contredire une telle expérience au nom d'une expérience différente ne mène guère plus loin : chacun des interlocuteurs, persuadé
d'avoir la « vérité » ou le « bon droit » de son côté, campe sur ses acquis.
Cela ne peut aboutir qu'à un conflit d'opinions, mais non
reconnues comme telles, et revendiquées au contraire comme des quasi-évidences.
C'est la situation que l'on peut observer dans tous
les « débats » portant sur des sujets un peu flous, difficiles à aborder d'un point de vue rationnel ou scientifique, et où le « savoir » ne
peut avoir d'autre source que l'expérience acquise, le vécu, que ce dernier soit professionnel ou autre..
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