Peut on concevoir libertés sans responsabilités?
Extrait du document
«
La liberté correspond à une absence de contrainte, or la responsabilité en est une, aussi on peut se demander
comment ne pas concevoir les libertés indépendamment de toutes responsabilités.
Cependant il ne faut pas
confondre la liberté et la licence, c'est-à-dire la possibilité de faire n'importe quoi ; de même qu'il n'y a pas de droit
sans devoir, il n'y a peut-être pas de libertés sans responsabilités.
La liberté ne serait pas l'indice d'une volonté
singulière mais la capacité de se donner à soi même ses propres lois, or cette liberté a un prix : le sujet doit
endosser les responsabilités qui l'accompagnent.
I- Les libertés excluent les responsabilités.
La responsabilité implique un certain nombre d'obligations, être responsable d'un enfant c'est en prendre
soin, être responsable d'un projet c'est se donner la possibilité de mobiliser les
moyens nécessaire à sa mise en œuvre, être responsable d'un patient c'est
se tenir dans l'obligation de lui prodiguer les soins les plus efficaces.
Etre
responsable est une charge, il paraît tout à fait paradoxal de concilier liberté
et responsabilité.
Une responsabilité engage le sujet à suivre des codes, des
procédures, des délais, bref l'oblige à sacrifier sa liberté.
D a n s La généalogie de la morale Nietzsche montre comment la
morale, par le biais de la religion chrétienne (en fait c'est surtout le paulinisme
du XIXe siècle allemand qui est visé) retire sa liberté au sujet en le rendant
responsable, et en particulier responsable de ses propres maux.
La mauvaise
conscience est la responsabilité érigée en fardeau et qui aliène les chrétiens.
Ceux-ci sont donc dominés par une culture du ressentiment et de la mauvaise
conscience, qui entrave leurs actions et les enchaîne.
Tout instinct qui ne trouve pas de débouché naturel, en se réalisant ou en se
satisfaisant, est intériorisé.
Le psychisme conscient, qui à l'origine devait être
faible et de peu d'importance, est constitué par l'intériorisation de cette
énergie vacante.
Sous l'effet des entraves de la civilisation, la conscience a
pu s'accroître et se développer.
C'est le propre de toute organisation sociale
d'élever ainsi des bastions pour se protéger contre les instincts individuels et
primitifs de liberté, en usant tout d'abord du mécanisme de la contrainte, du
châtiment et de la récompense.
L'homme, qui à l'origine est naturellement un être sauvage, libre et vagabond, se
trouve dressé contre lui-même, par l'interdit social qui lui est fait de conduire ses instincts jusqu'à leur terme, en
allant jusqu'au bout de ses propres pulsions.
Lorsque sa propre liberté lui est ainsi confisquée et dérobée, peut
naître la mauvaise conscience, soit le sentiment de rancoeur, de cruauté, de persécution.
La civilisation et ses
contraintes rend l'homme malade de lui-même, lorsque la guerre est déclarée contre des instincts qui jusqu'alors
faisaient sa force, sa joie et son caractère redoutable.
L'homme devenu malade de lui-même se sent coupable de
toutes les puissances vitales qui l'habitent.
Etre libre c'est probablement se libérer, or c'est de ses responsabilités dont l'homme aspire en premier lieu à
se défaire.
La volonté de planifier, d'organiser la société de manière la plus efficace et économique possible,
témoigne de ce que l'homme rêve d'en revenir à des sociétés primitives dans lesquelles il n'avait pas de
responsabilité à assumer.
En déléguant le sort de la société à un idéal de planification automatique, l'homme cherche
à se défaire du fardeau de la responsabilité (cf.
le chapitre « du social au vital » dans Le normal et le pathologique
de Canguilhem).
II- Des libertés sans responsabilités.
Mais après avoir négativement distingué la responsabilité de la liberté, encore faut-il chercher des cas
positifs témoignant de libertés sans responsabilités, c'est la seconde moitié du chemin.
Une liberté absolue peut être
celle de l'artiste, ce dernier n'est tenu par aucun principe ni aucune obligation dans le choix des matériaux ou des
procédés qu'il utilise.
Les progrès de l'art au début du XXe siècle peuvent même se mesurer à l'abandon des règles
et contraintes classiques.
Ainsi, comme le note Paulhan dans La peinture cubiste p.14-15 « C'est un jour l'illusion de la matière qui
s'en va, avec Cézanne ; et un autre jour l'illusion du volume, dès Gaugin et Matisse ; la correction anatomique, avec
Goya ou Van Gogh ; le dessin du détail, avec Daumier ; la perspective linéaire et le point de fuite, avec Braque ; les
valeurs et les tons, dès Decamps ; la perspective colorée avec Matisse ; le clair-obscur et la tonalité dominante,
avec Turner et Monet ; l'ordonnance et la composition, la soumission du détail à l'ensemble, dès Degas ; la couleur
locale, dès Delacroix ; la profondeur dès Gauguin ; l'idéal, les conceptions de l'âme, dès Courbet ; l'imitation de la
nature, l'objet lui-même enfin avec Klee et Kandinsky ».
L'art déploie donc de nouvelles possibilités à mesure qu'on le
libère des exigences classiques de la représentation.
Le peintre n'a plus à rendre des comptes selon la logique d'une
représentation figurative l'obligeant à respecter les proportions et les lois de la perspective géométrique, il n'a plus
la responsabilité de donner une image fidèle du monde.
Toutefois il faut ici marquer une réserve et établir une distinction essentielle : il ne faut pas en effet
prendre la licence pour la liberté.
La première convient précisément à l'artiste, elle est cette possibilité de
s'affranchir de toute obligation et d'exercer sans contrainte sa volonté.
Mais la liberté ne saurait consister ni en un
caprice ni en la possibilité de faire ce qu'il me plaît.
La liberté exige un engagement à la hauteur des moyens qu'elle
propose..
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