Peut-on concevoir l'homme sans pensée ?
Extrait du document
«
[ Une existence humaine peut très bien se concevoir sans penser.
Vivre sans penser revient à suivre
l'opinion et à se divertir.
Mieux, dans nos sociétés de consommation et de loisirs, vivre sans penser est
devenu un leitmotiv.]
L'art de penser est difficile
Les plus grandes aventures sont celles de l'esprit.
Il faut avoir du
courage pour oser "se servir de son propre entendement" (Kant).
Kant
définit les "Lumières" comme un processus par lequel l'homme,
progressivement, s'arrache de la "minorité".
L'état de "minorité" est un
état de dépendance, d'hétéronomie.
Dans un tel état l'homme n'obéit
point à la loi qu'il s'est lui-même prescrite mais au contraire vit sous la
tutelle d'autrui.
Altérité aliénante empêchant l'individu de se servir de
son propre entendement.
Autrement dit, le principe d'action subjectif
de l'individu n'est plus sa propriété, son oeuvre propre mais l'oeuvre
d'un autre.
Que l'on songe ici aux implications politiques d'un tel
renoncement à la pensée et à l'action.
Tous les despotismes n'ont-ils
pas pour soubassement l'abdication des sujets soumis? Et à Kant
d'imputer la "faute" (morale) et non l'erreur (épistémologique) que
constitue l'état de minorité non point aux oppresseurs (de quelque
nature fussent-ils) mais à ceux qui consentent à leur autorité, à ceux
qui par lâcheté, par "manque de décision et de courage" laissent leur
entendement sous la direction de maîtres, de tuteurs.
Ici, Kant rejoint
Rousseau et sa scandaleuse affirmation au chapitre 2 du "Contrat
social": "Aristote avait raison, mais il prenait l'effet pour la cause.
Tout
homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain.
Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir; ils
aiment leur servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement.
S'il y a donc des esclaves
par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature.
La force a fait les premiers esclaves, leur
lâcheté les a perpétués." Mais ne nous y trompons point, il ne s'agit , ni pour Rousseau, ni pour Kant, de
légitimer le fait de l' "esclavage" ou de la "minorité", mais, de réveiller les consciences de leur somnambulisme
du renoncement, de leur léthargie de l'acceptation de l'inacceptable.
Or, force est de constater que la plupart des hommes préfèrent de loin le paisible confort d'un conformisme
qui leur épargne l'effort de penser.
L'opinion ne pense pas
Gaston Bachelard, dans La Formation de l'esprit scientifique, écrit: «L'opinion pense mal; elle ne pense pas.»
L'homme peut très bien avoir des opinions, des convictions, des certitudes, et cependant n'avoir jamais
examiné rationnellement le fondement de ce qu'il tient pour vrai et juste.
Il vit mais n'existe pas.
Exiter c'est
penser sa vie.
Bachelard établit que la science s'oppose à l'opinion.
Contrairement à une idée répandue que Bachelard
cherche à réfuter, il ne s'agit pas ici d'une opposition de circonstance, comme lorsqu'une théorie vient
contredire ce que l'opinion commune tient pour vrai.
C'est une opposition de principe, liée à la nature fondamentale de cette connaissance qu'on appelle la
science.
Pour cette dernière, dans tous les cas, «l'opinion a, en droit, toujours tort».
Comment l'auteur peut-il
affirmer cela?
Pour comprendre cette affirmation, il faut distinguer le fait du droit.
Certes, il peut arriver qu'une opinion «vise
juste» dans son appréhension d'un phénomène quelconque, mais cette justesse de fait, qui permet de la
«légitimer», ne lui donne malgré tout aucune valeur.
L'opinion est, dans son
principe, « antiscientifique », ce qui signifie qu'elle ne repose pas sur un travail critique.
Elle s'appuie, en effet, sur des préjugés, des idées reçues, ou une observation première des phénomènes.
L'opinion pense mal, ou plutôt : elle ne pense pas du tout.
La science, au contraire, n'est pas observation première.
Elle n'est ni prisonnière de l'apparence, ni asservie
aux préjugés.
En outre, elle est observation polémique, confrontation et examen critique d'un réel activement
sollicité.
C'est pourquoi la science ne croit pas aux évidences : «Rien ne va de soi.
Rien n'est donné.
Tout est
construit.
», écrit Bachelard, qui retrouve ainsi les critères du travail scientifique, que le savant Claude
Bernard avait défini au XIX siècle, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale..
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