Peut-on concevoir la pensée sans la vie ?
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Lorsque nous avons à « concevoir la pensée », autrement dit nous en faire une idée, philosophique, c'est-à-dire « penser la pensée »,
quelle place accordons-nous dans notre réflexion à la vie ? Ne l'écarte-t-on pas d'emblée ? Or, si penser la pensée c'est peut-être se
mouvoir dans l'abstrait, comment ne pas reconnaître d'un autre côté que la pensée prend racine dans la vie même ? En effet, il faut
bien être en vie pour penser ; mais le rapport entre pensée et vie se ramènerait à cette seule configuration : la vie comme condition
de possibilité de la pensée ? Leur rapport est peut-être plus fin, n'est-ce pas au fond le même mouvement que celui par lequel croît
une plante et celui par lequel notre cerveau se différencie suivant telle pensée ? Vie et pensée ne se rejoignent-ils pas dans leur
mouvement ?
I- Le dualisme corps-esprit.
L'histoire de la philosophie témoigne de ce que Hans Jonas, dans Le phénomène de la vie, a qualifié d'ontologie de la mort.
Autrement dit, de Platon à Descartes la pensée philosophique a évité le problème de la vie (exception faite pour Aristote).
L'ontologie
de la mort se base sur une conception de l'être qui peut-être soit un monisme spiritualiste (l'idéalisme qui identifie le monde à une
production de la conscience), soit un monisme matérialiste (le vivant est réduit à un mécanisme physico-chimique, sa spécificité est
niée, c'est un objet parmi d'autres pour la science).
Le sol de cette évacuation du problème de la vie peut aussi être le dualisme corps-esprit que l'on constate déjà chez Platon :
l'âme est immortelle et survit au corps voué à la corruption et à la mort.
Le dualisme atteint son apogée chez Descartes, pour lui le
corps est un pur fonctionnement (théorie de l'animal machine), tandis que la pensée est immatérielle.
Or entre le partes extra partes
(la figure, l'étendue, le mouvement local des mathématiques) à quoi est réduit la matière, le corps, et, de l'autre côté la pensée, il n'y
a pas de place pour thématiser la vie.
La pensée est conçue comme irréductible à la matière, à la corporéité, aux mécanismes
cérébraux, en cela Descartes n'est pas un pur mécaniste (cf.
les critiques de Comte selon qui, pour accomplir la rationalité scientifique
Descartes aurait dû également réduire la pensée au mécanisme).
Il faut relever que pensée et vie diffèrent non en tant que pensées comme opposées ou étrangers l'une à l'autre, mais bel et
bien en ce que seule la pensée est un objet philosophique, tandis que la vie est dissoute, non reconnue en sa spécificité.
II-Une pensée vivante.
Or, même la science la plus réductrice fait encore une différence entre la vie et la mort, quant bien même ce ne serait plus
qu'une différence quantitative (mesurable scientifiquement), et elle admet qu'il faut être en vie pour pouvoir penser.
Nous sommes là
en présence d'un rapport évident, la vie est nécessaire à la pensée, mais cette condition de possibilité de la pensée ne fait pas
l'essentiel de ce qu'est la pensée et concevoir la pensée c'est dépasser cette constatation banale selon laquelle les morts ne pensent
pas.
Pour nouer d'une manière, qui soit plus riche philosophiquement, vie et pensée, ne faut-il pas en revenir à la conception
aristotélicienne de la vie comme mouvement vivant ? Pour Aristote le vivant se caractérise par son mouvement, qu'il soit de
croissance, d'altération ou un déplacement spatial.
Le mouvement n'est donc pas comme pour l'esprit cartésien une trajectoire
mathématisable, purement matérielle mais bien en soi vivant.
Or ne peut-on pas rapprocher la pensée comprise comme mouvement, au sens où il n'y a pas de pensée sclérosée, de la vie
en tant qu'elle est en son fond mouvement ? On pourrait alors ramener la pensée à la vie.
La pensée est vivante non
métaphoriquement, mais essentiellement en tant que mouvante ; penser correspond à la croissance d'une idée, à des sauts entre
concepts, des changements, des transformations d'idées, bref c'est leur mouvement qui fait se rejoindre la vie et la pensée.
III-Les limites de l'extension ?
Or, cette extension qui permet de subsumer la pensée comme un cas particulier de mouvement, donc de vie, enrichit-elle
notre conception même de la pensée ? Il n'est pas sûr que dans cette tentative de réconciliation, contre l'ontologie de la mort, nous
ayons fait une véritable avancée.
En effet, la vie étendue à tout ce qui est mouvement semble perdre en profondeur, ce que le concept
a gagné en extension, il l'a perdu en intensité.
Finalement, entendre que la pensée est vivante ne devrait être qu'une manière commode, une image, pour rendre compte de
la plasticité et des mouvements internes et nécessaire à la pensée, une métaphore pour dire qu'elle ne s'entretient qu'en se
recommençant elle-même, qu'il n'y a de pensée qu'active.
Toutefois nous pouvons pour finir être frappés (cf.
la philosophie de Ruyer) par le fait qu'un même Logos semble animer la vie
en tant qu'elle est création de formes vivantes (embryogenèse) et le cerveau en tant qu'organe indispensable à la pensée humaine.
En
effet, le Sens du langage, que travaille la pensée, n'est pas une invention de la pensée elle-même, il semble qu'il y ait déjà du Sens à
l'ouvrage dans l'élaboration du vivant lui-même.
Les embryons à régulation montrent qu'il y a comme une entéléchie gouvernant le
développement du vivant, c'est-à-dire un sens directeur avant même l'apparition d'un système nerveux.
Concevoir la pensée ce serait
en partie reconnaître qu'il y a déjà quelque chose comme une pensée à l'œuvre dans le développement biologique du vivant luimême.
Conclusion :
L'histoire de la philosophie ne semble s'être que récemment penché sur la nécessité d'une inscription vitale de la conscience, la
phénoménologie ou les philosophies de Bergson, Ruyer ou Deleuze témoignent de cet effort, qui peut recevoir plusieurs solutions.
La
résolution du rapport entre pensée et vie doit passer par un double refus, refus de faire de la pensée une pure production immatérielle
et refus également de réduire la pensée à une pure production matérielle.
Cela passe par l'élaboration d'une biologie compréhensive
où les mécanismes cérébraux ne seraient pas compris sur le modèle de la machine ou de la cybernétique mais peut-être de
l'embryogénie en cela que le cerveau serait, selon le mot de Ruyer, un embryon qui ne cesse pas de se différencier ; à l'inverse de
nos organes spécialisés dans une tâche monotone, il passe d'une pensée à l'autre..
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