Peut on attendre du langage qu'il soit une image fidèle du réel ?
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Avant de nous demander en quoi le langage pourrait être une image fidèle du réel, demandons-nous ce que recouvre les notions de
langage et d'image.
En effet, est-il sûr que l'image soit « fidèle » au réel à tel point que le langage soit contraint d'imiter ses procédés
pour exprimer adéquatement le réel ? La signification de notre sujet s'infléchit donc : il ne s'agit plus de se demander naïvement si le
langage arrivera un jour à représenter le réel aussi bien que peut le faire une image ; il s'agit de se demander : est-il raisonnable (peuton raisonnablement…) d'exiger du langage qu'il exprime le réel fidèlement, alors qu'il n'est pas certain qu'une image (censée pus fidèle)
le fasse correctement ? Nous nous interrogerons en outre sur les avantages possibles liés au fait que le langage et l'image ne soient pas
fidèles au réel, notamment concernant la notion de réalité elle-même.
I – Langage et image
Si je prends Paul en photo, on pense naïvement que quiconque connaît Paul et verra la photo pourra l'identifier comme Paul.
L'image serait en ce sens fidèle.
Le langage le serait moins, car en disant : « Connaissez-vous ce jeune homme, brun, plutôt grand, que
nous avons croisé hier ? », on pourrait me répondre : « Je ne vois pas bien de qui vous parlez ? Est-ce Pierre ? » Les mots seraient plus
vagues qu'une image, qui elle ne laisserait place à aucun doute.
Nous allons tenter de battre en brèche cette idée.
Pour commencer remarquons le décalage qui se trouve introduit entre image et langage (ici, la photo de Paul et sa description) :
est-il si sûr que cela que l'image soit fidèle au réel, quand le langage ne le serait pas ? Nelson Goodman (Langages de l'art) s'est interrogé
sur le lien entre l'image et son modèle montrant comment l'imitation était difficile, voire impossible.
En effet, si l'on me demande de produire l'image fidèle de Paul en le peignant tel qu'il est, nous dit Goodman, cette
recommandation me déconcerte, puisque j'ai en face de moi aussi bien un homme, une organisation de cellules, un violoniste, un ami,
qu'un sot.
Autrement dit, l'œil n'est jamais innocent lorsqu'il regarde quelque chose et il l'interprète forcément (non que cela soit blâmable
en soi).
L'image n'est donc jamais fidèle au réel et cela vaut pour la photographie qui subit de nombreux réglages : lumière, temps de
pose, etc.
Il est préférable de dire que l'image donne à voir une certaine manière d'être des choses, c'est-à-dire qu'elle les réalise.
La photo
que j'ai de Paul me le montre d' une certaine manière, comme Joyce qui parlait, dans le livre du même nom, du « Portrait de l'artiste en
jeune homme ».
II – Sens et dénotation : ce que nous apprend le langage
Ainsi, l'image n'est pas fidèle au réel, mais elle le réalise.
C'est en partant de là, que nous allons pouvoir nous demander si le
langage ne possède pas la même vertu, nous permettant ainsi de ne plus déconsidérer l'un au profit de l'autre et faisant du langage une
autre manière de se rapporter au monde, équivalente à l'image.
Le philosophe Gottlob Frege a posé une distinction concernant le langage qui nous oblige à parler distinctement de sens (Sinn) et
de référence (Bedeutung).
Qu'est-ce que cela signifie et que pouvons-nous en tirer ?
Le problème s'énonce à partir de ce que Frege nomme les énoncés d'identité.
Par exemple, les Anciens donnèrent à Vénus deux
noms différents : Hespherus et Phosphorus, mais parce qu'ils ignoraient qu'il s'agissait d'une seule et même planète.
« Phosphorus »
désignait une certaine planète qui, à certaines périodes de l'année, était la première à apparaître dans le ciel du matin et « Hespherus »
une planète qui, à d'autres périodes, était la dernière à disparaître le soir.
Ainsi, l'énoncé « Hespherus est Phosphorus » n'est pas un énoncé du type « a=b », mais plutôt un énoncé d'identité « a=a »,
puisque Hespherus et Phosphorus sont Vénus.
Cependant, si les énoncés « Hespherus est Phosphorus » et « Hespherus est Hespherus »
sont censés être équivalents, ils ne nous apprennent pas la même chose.
Frege montre alors que Hespherus et Phosphorus possèdent la même référence (ils renvoient tous les deux à Vénus : ils se réfèrent
à la même chose), mais n'ont pas le même sens, le sens étant la façon dont la référence est donnée au locuteur qui comprend le terme.
Phosphorus a donc Vénus pour référence, mais son sens n'évoque que son apparition dans le ciel du matin à certaines périodes ;
Hespherus a aussi Vénus pour référence, mais son sens n'évoque que sa disparition le soir à d'autres périodes.
Dès lors, si la référence est la même, le sens change.
Le langage n'est pas là pour décrire fidèlement, objectivement le réel, mais il
rend compte par une force sémantique (la sémantique renvoie au sens) d'une certaine vision du réel.
III – Le réel
Nous venons de parler d'une certaine vision du réel, encore faut-il éclaircir ce que nous entendons par-là.
En effet, dans les
rapports entre, d'une part, l'image et le langage et, d'autre part, le réel, il semble que nous ayons omis de préciser ce que nous
entendons sous ce dernier terme.
L'idée sous-jacente est d'arriver à ne plus considérer le réel selon une manière naïve qui fait des choses des entités
indépendantes de nous.
Il ne s'agit pas non plus de dire que le réel est seulement interprété, si l'on entend par-là que chacun peut
comprendre quelque chose de différent sous le terme de réalité.
Disons plutôt que le réel est construit.
Qu'est-ce que cela sous-entend ?
Cela nous conduit tout droit à l'idée que le réel n'est pas neutre, mais défini d'une certaine manière par les images ou les
langages qui s'y rapportent.
Cela ne veut pas dire que nous parlions de choses différentes, mais que nous le faisons en des termes qui
font ressortir tel ou tel aspect de la réalité.
Par exemple, mettons que la science soit un certain type de langage ; elle ne parlera pas
d'une table de la même manière que moi, si je suis menuisier.
Le scientifique étudiera sa composition moléculaire et atomique, il
regardera comment elle interagit avec son milieu, etc.
tandis que je me contenterai de vanter le bois dont elle est faite, son aspect
pratique (elle possède une rallonge !), etc.
Le réel n'est donc pas indépendant de nous, ce qui ne signifie pas qu'il ne possède aucune objectivité.
Plutôt, il est construit par
le langage (les images étant en ce sens une sorte de langage).
Ainsi, au lieu de rabattre le langage sur une image censément fidèle au
réel, nous comprenons comment le langage construit le réel, rendant caduque toute question concernant sa fidélité ou non.
Conclusion :
Ainsi, notre sujet a basculé d'une compréhension à une autre.
Signifiant d'abord : « est-il possible que langage atteigne le même
degré de fidélité au réel que l'image ? », il en est venu à signifier, par la critique de l'image, « est-il certain que l'image soit fidèle au réel
et peut-on alors l'exiger du langage ? » En somme, il s'agissait de tordre le coup à l'idée d'un langage comme rapport moins riche à la
réalité.
Nous avons donc vu comment langage et image ne représentent pas le réel, mais le construisent (notamment grâce à la
distinction entre sens et référence).
C'est finalement notre rapport au monde qui s'en trouve changé : le langage n'est pas composé de
signes qui renverraient aux choses, mais les choses deviennent ce qu'elles sont parce que nous signifions (c'est-à-dire parce que nous
employons un langage composé de signes)..
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