Peut-il y avoir savoir faire sans savoir ?
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Le tour de main de l'artisan, l'habileté du chirurgien et la virtuosité de l'artiste ont ceci de commun qu'ils relèvent chacun d'une
technique spécifique, d'un savoir faire.
Cependant l'artisan, le chirurgien et l'artiste n'acquièrent pas leurs facultés techniques de la
même manière, comme l'a noté Kant dans la Critique du jugement l'artiste de génie n'a pas « appris » sa technique et ne sait pas
exactement en quoi elle consiste.
Toutefois la question reste encore entière puisque l'artiste n'agit pas aveuglément, au hasard, ce qu'il
faudra donc demander c'est s'il n'y a pas une modalité du savoir autre que celle portée par le langage et l'intellect, si l'intuition peut
être dite savante.
I- Le cas de l'artiste.
Toute technique demande un apprentissage, on ne s'improvise pas ingénieur ni cuisinier.
Le maître transmet donc son savoir à
l'élève, il y a conservation des progrès acquis, l'élève ne repart pas à zéro, il bénéficie des techniques actuelles qu'il apprend et saura
peut-être plus tard améliorer.
Pourtant, le savoir faire d'un artiste semble échapper à cette logique, l'artiste ne reprend t-il pas tout à zéro ? Ce serait une
erreur que de le croire, en effet l'histoire de l'art étudie notamment les influences qu'ont eu les peintres et leurs courants les uns sur les
autres, il y a toujours une réponse, une réaction au départ d'une innovation.
L'artiste invente un style, peut réinventer la peinture mais
tout cela dans une conjoncture historique, non dans une pure liberté.
Est-ce un hasard si les futuristes essaient de représenter le
mouvement et la vitesse sur la toile alors que la naissance du cinéma est contemporaine et qu'avec la révolution industrielle la vitesse
est devenue un moteur de l'économie ?
L'artiste n'échappe pas à l'histoire, peut-être à l'apprentissage dans certains cas extrêmes (Mozart), mais les biographies de
peintres montrent le plus souvent que même les inventeurs de styles tels Cézanne ou Kandinsky se sont nourris des tableaux de
maître.
Le point capital est celui-ci : l'apprentissage, le savoir faire qui en découle, peuvent demeurer incommunicables, il n'y a pas de
recette de cuisine pour faire un chef d'œuvre, pourtant le génie sait comment s'y prendre.
La question devient donc celle-ci : peut-on
encore parler d'un savoir qui est intraduisible ?
II- L'intuition, un autre nom pour le savoir.
L'expression même de « savoir faire » est ambiguë et résume la difficulté : on désigne par là une pure technique qui ne
s'embarrasse pas de mots ni de théorie, les gestes du chirurgien, de l'artisan ou du cuisinier ne s'apprennent pas dans les livres mais
en regardant, en imitant un modèle, en répétant ses gammes, en s'auto éduquant.
Mais une fois le tour de main, la technique acquise,
l'élève se l'approprie et peut créer son propre style, c'est en ce sens qu'il dépasse le maître, ou qu'au moins il s'en distingue.
Une fois que l'élève a inventé sa propre manière de cuisiner, de jouer aux échecs ou de faire de la poésie il devient à son tour
un modèle, mais comment son savoir faire lui appartient-il, quel rapport entretient-il à sa propre technique ? La réponse est facile pour
l'élève, c'est un rapport d'apprentissage, mais pour le maître ?
La familiarité du virtuose ou du très bon artisan avec sa méthode de travail est certainement indicible pour lui-même, et pour
cause il n'a pas à se l'auto expliquer.
En ce sens il y a savoir faire sans thématisation théorique de ce savoir, le savoir faire repose sur
de l'implicite, la pratique fait l'économie de sa propre théorie.
On retrouve là la distinction bergsonienne entre le savoir de l'intelligence,
traduit par les mots, et le savoir intuitif, qui se passe du langage, ne fait pas, comme la théorie, le tour de son objet, mais le pénètre
directement.
C'est parce que le savoir faire est savoir intuitif qu'il se passe de réflexion, les hésitations, les essais du maître ne sont
pas des calculs rationnels mais des intuitions.
III- Savoir faire et monde organique.
Le sphex dont parle Bergson dans L'Evolution Créatrice, capable de paralyser sa proie en la
piquant au bon endroit (alors qu'il faudrait une carte anatomique au scientifique pour réussir), le
comportement inné du poisson feuille qui imite la feuille sans l'apprendre, les autos réparations de
l'embryon (cf.
les travaux de Driesch), témoignent d'instincts innés, efficaces quant au problème du
maintient de la vie.
Dans différents écrits Samuel Butler en parle avec humour comme de savoirs faire, et il faut
se demander si une telle vision est purement gratuite ou si elle donne à penser.
Il semble que ce ne
soit que par métaphore qu'on puisse dire que l'estomac, le cœur, le bulbe d'une plante savent ce
qu'ils ont à faire.
Les lois physiologiques du corps ou celles biologiques de la plante ne demandent
aucun apprentissage, pourtant il y a activité, les battements du cœur, l'éclosion du bourgeon et de la
fleur sont comme des savoirs faire du muscle cardiaque ou de la plante, où « savoir » n'aurait plus
de valeur qu'humoristique.
Il se faut pas se laisser arrêter par l'apparence purement métaphorique d'un tel
rapprochement (cf les travaux de Ruyer), et affirmer au contraire la similitude étonnante entre savoir
faire humain et organique.
Il y a communauté évidente quoique réellement problématique entre le
tour de main du souffleur de verre, la technique du pianiste et la croissance de la plante, l'activité
correspond dans ces trois cas à un savoir faire, simplement le savoir est de moins en moins théorisé,
de plus en plus naturel, immanent et implicite.
Conclusion :
Le savoir faire se fonde souvent sur un apprentissage, du moins s'inscrit dans un cadre historique, mais une fois acquis et
dominé par l'élève devenu maître il n'est pas su sur un mode didactique, le langage peut s'efforcer de traduire la technique mais celleci se suffit à elle-même.
Le savoir faire peut donc être dit intuitif, au pire il est un automatisme, au mieux une virtuosité.
Il faut avec Bergson défendre l'idée qu'il n'y a pas de savoir qu'intellectuel, mais aussi intuitif ou instinctif chez l'animal.
Dans le
monde organique enfin, la justesse des opérations et sa répétition ne peuvent être résumés à de pures mécanismes, il y a réalisation
d'un ordre, immanence de lois de développement et de comportement, bref impression d'une finalité dont nous n'avons pas à discuter
ici si elle est ou non illusoire.
Il reste que seul le savoir faire en tant qu'activité humaine semble permettre le progrès, et pour cause, à
l'inverse de ce qui se passe dans le monde organique, l'homme ne se confond pas avec ce qu'il fait , il conserve une part de liberté qui
lui permet de créer et non seulement d'obéir..
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