Peut-il y avoir de mauvais usages de la raison ?
Extrait du document
«
Problématique:
La raison à elle seule ne fournit pas tous les critères de l'action juste.
Dans certaines circonstances, elle peut servir
les pires actions humaines.
Mais il s'agit d'un refus d'utiliser la raison pour penser les valeurs.
Et la raison ne peut
être responsable de ce refus de penser.
INTRODUCTION
A.
Pourquoi cette question ?
La civilisation occidentale s'est souvent proclamée fille de la Raison ; en 1793, par exemple, la révolution française
voulut substituer au culte de Dieu le culte de la Raison.
C'est bien en effet à la raison que cette civilisation doit ses
plus éclatants succès : ses prodigieuses découvertes scientifiques et techniques.
Longtemps triomphante et sûre d'elle-même, notre civilisation n'a guère songé à s'interroger sur la valeur de cette
raison qui avait assuré son remarquable progrès.
Mais ce dernier cachait aussi des échecs et ouvrait la porte à bien
des barbaries qui, apparus au grand jour, sapèrent quelque peu la confiance que l'Occident mettait en lui-même, et
par voie de conséquence en la raison.
Aussi la pensée contemporaine a-t-elle été conduite à se demander s'il
pouvait y avoir un mauvais usage de la raison..
B.
Position du problème
Si en se posant la question « Peut-il y avoir un mauvais usage de la raison ? » on entend par « un mauvais usage »
la possibilité de mettre la raison au service d'une cause que l'on sait être mauvaise ou que l'on croit par erreur être
bonne, il est clair que la réponse est positive : on peut bien évidemment mal user de la raison comme l'on peut mal
user d'un outil, d'un médicament, de la science, etc.
Mais de tels mésusages, qui relèvent du seul utilisateur, ne
remettent pas en cause la valeur intrinsèque de ce qui est mal utilisé.
C'est pourquoi il est plus intéressant de rechercher si la raison n'induit pas pas elle-même de mauvais usages,
problème d'autant plus grave qu'elle s'arroge une fonction normative en se présentant comme ce qui permet
universellement à l'homme de bien juger et par suite, en application de ce jugement, de bien agir.
2.
VIOLENCES ET ÉGAREMENTS DE LA RAISON
A.
Une raison réductrice
La raison est une faculté d'ordre ; mais cet ordre, qu'elle érige en Ordre absolu, n'est autre que son ordre, ordre
qu'elle impose à tout ce qu'elle considère.
En d'autres termes, en appréhendant un phénomène, la raison le contraint
à se soumettre à ses principes, à ses catégories, à ses concepts, au risque de le déformer, de le mutiler ; certains
diront même que quand un phénomène refuse de se plier à sa loi, elle le nie ou du moins l'ignore.
Bergson a ainsi pu critiquer le concept et la logique du concept pur, tous deux constitutifs de la raison qui se
définit comme la faculté de combiner logiquement des concepts et des propositions.
Selon lui, en effet, les concepts
morcellent le réel en rompant l'unité concrète des objets qui le composent ; en outre, ils déforment ce réel en
rendant communes à une infinité de choses des propriétés singulières, et en réunissant dans leur extension et leur
compréhension des objets et des éléments incompatibles entre eux ; enfin, ils figent l'écoulement continu de la
réalité qui est essentiellement fluide et mouvante.
Dans ces conditions, explique W.
James, « rendre la vie intelligible au moyen des concepts, c'est arrêter son
mouvement pour la découper comme avec des ciseaux, et pour en immobiliser les morceaux dans notre herbier
logique où, les comparant entre eux comme des spécimens desséchés, nous pouvons établir lesquels, au point de
vue statique, en impliquent ou en excluent d'autres, et lesquels, au même point de vue, sont impliqués dans les
premiers ou exclus par eux ».
Aussi, « au lieu d'être l'interprétation de la réalité, les concepts sont la négation
absolue de tout ce qu'elle a d'intime » (Philosophie de l'Expérience, tr.
Le Brun, 1910, p.
233 et 236).
Nietzsche va encore plus loin que Bergson en voyant dans la raison
l'expression d'une crainte et d'une démission devant la vie.
« La logique,
observe-t-il, ne s'applique qu'à des entités fictives, créées par nous.
La
logique est une tentative de comprendre le monde réel d'après le schéma de
l'Être que nous avons construit.
» La raison, en effet, est une affirmation de
l'Être contre le Devenir, de la supériorité du Même sur l'Autre, puisque être
c'est rester le même, et devenir c'est être autre que ce qu'on était ; or le
premier principe de la raison est le principe d'identité (« Ce qui est, est » ou «
A est A »), et pour elle expliquer c'est identifier, c'est-à-dire ramener au
même, l'inconnu au connu.
Cependant, selon Nietzsche, ce n'est pas l'Être qui
constitue la réalité, mais le Devenir, Abîme où s'abolissent toutes choses, et
qui exclut l'existence de vérités stables.
C'est la terreur de l'homme devant ce
Devenir que tente d'apaiser la raison en construisant un monde fictif de
certitudes, celui de la science : « A quoi sert, et, ce qui est pire, où vient
toute science ? demande Nietzsche.
Hé quoi ! le goût de la science ne seraitil que la peur du pessimisme et une feinte pour s'y dérober ? Une défense
subtile contre la vérité ? Et, en termes de morale, quelque chose comme de la
lâcheté et de la fourbe ? En termes d'amoralisme, une ruse ? (...) Ne se
pourrait-il pas que la prédominance du rationnel, l'utilitarisme théorique et
pratiques ne soient...
un symptôme de force déclinante, de vieillesse
approchante, de lassitude physiologique ?» (Textes cités par J.
Granier, Le
problème de la Vérité dans la philosophie de Nietzsche, p.
66 et 81)..
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