Pensez-vous que l'on puisse penser par soi-même aujourd'hui?
Extrait du document
«
INTRODUCTION
Descartes remarque, dans la deuxième partie du Discours de la Méthode, que la plupart de nos
erreurs consistent en des jugements que nous n'avons pas formés nous-mêmes, mais que nous
avons reçus de nos précepteurs : « il est presque impossible, dit-il, que nos jugements soient si
purs ni si solides qu'ils auraient été, si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point
de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle».
Aussi conseille-t-on
souvent aux hommes de se délivrer de tous préjugés et de penser par eux-mêmes.
Mais ce
conseil peut-il être suivi facilement et sans inconvénients ? C'est ce que nous allons d'abord nous
demander afin de mieux comprendre sa signification et sa valeur.
I.
EN QUEL, SENS IL, EST DIFFICILE ET DANGEREUX DE PENSER PAR SOI-MÊME
— A — Difficultés.
En fait, il est plus facile de modeler sa pensée sur celle des autres.
La
réflexion personnelle exige un effort et par nature nous répugnons à l'effort ; d'ailleurs on ne
peut se faire une opinion à soi sur chaque sujet ; force nous est bien dans la plupart des cas de
nous contenter des opinions d'autrui.
Il faut noter enfin que la prétention de penser par soimême est ordinairement considérée comme une sorte d'impolitesse : la société se méfie de ceux
qui refusent de penser comme les autres (Cf.
la condamnation de Socrate).
— B — Danger pour la pensée.
Il est non seulement difficile mais dangereux de penser par soimême.
« Tout point de vue est faux » a dit Valéry ; pour atteindre à la vérité il faut être capable
de penser en se mettant à la place des autres.
C'est par un effort pour sortir de soi que l'on
parvient à la pensée véritable ; aussi toute pensée commence-t-elle par se former en lisant les
grands auteurs, en suivant leur pensée.
— C — Danger pour l'action.
Enfin la volonté de penser par soi-même est un danger pour l'action.
Gomme Descartes lui-même l'a dit
au début de la troisième partie du Discours, il ne faut point demeurer irrésolus en nos actions pendant que la raison nous oblige de
l'être en nos jugements.
Et le même Descartes, qui conseille de rejeter toutes les opinions que nous avons reçues de nos précepteurs,
prend comme règle de suivre l'opinion commune : « obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en
laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus
modérées et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels
j'aurais à vivre ».
II.
EN QUEL SENS ON PEUT ET ON DOIT PENSER PAR SOI-MÊME
— A — Action et pensée.
Bien comprendre la position de Descartes : les nécessités de l'action sont impérieuses et il faut souvent
prendre partie sans raison suffisante : « Les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que,
lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables ».
L'idéal reste pourtant
d'agir selon les vérités que nous découvrons par un usage convenable de notre raison et en commençant par nous défaire de tous
préjugés.
Même s'il devait toujours rester quelque chose d'irrationnel dans l'action, nous n'en devrions pas moins nous efforcer de
penser par nous-mêmes : l'ordre spéculatif doit être soigneusement
distingué de l'ordre pratique, le jugement de l'action (Cf.
Pascal: « j'aurai aussi mes idées de derrière la tête »).
L'essentiel est de
garder son jugement libre, en se méfiant des passions qu'entraîne toute action, surtout collective.
— B — Penser et repenser.
Cette liberté de jugement ne peut d'ailleurs s'acquérir qu'à l'école des Maîtres.
Il faut commencer par
penser par autrui si l'on veut parvenir à penser par soi-même ; mais il convient de ne jamais oublier que, comme le disait Kant: « les
élèves doivent aller à l'école, non pour y apprendre des pensées, mais pour y apprendre à penser et à se conduire ».
Or il est
remarquable que c'est en s'efforçant de penser par lui-même (comme ont fait tous les grands penseurs) que l'individu rejoint le mieux
l'humanité.
S'il est vrai que tout point de vue est faux, il est vrai aussi que, selon une idée de Hegel, tout système est vrai en un
certain sens, qu'il s'agit précisément de découvrir.
En lisant les bons auteurs, on
découvre ce qu'un écrivain contemporain a appelé « la communauté des grands esprits », c'est-à-dire qu'on s'aperçoit que la vérité est
universelle et que chacun peut y parvenir par ses propres moyens.
— C — La pensée libre.
Mieux, chacun doit y parvenir par ses propres moyens.
« Pensez par vous-mêmes n'est pas seulement un
conseil théorique.
C'est une obligation morale.
Nous avons le devoir de nous servir de notre raison et de résister à la paresse naturelle
qui nous pousse à laisser les autres penser à notre place.
Sans doute il est difficile de penser par soi-même, mais c'est à cette
condition seulement que Ton est homme ».
« Toute notre dignité, disait Pascal, consiste en la pensée [...].
Travaillons donc à bien
penser : voilà le principe de la morale ».
Et bien penser, penser vraiment, c'est se fier à la raison, juger selon sa conscience et non
selon la coutume ou selon l'humeur.
L'homme libre ne doit pas s'abandonner à l'automatisme ni se laisser guider par les caprices de
son imagination ; il ne doit pas non plus céder aux pressions de l'opinion, du milieu, mais se soucier seulement de former des pensées
justes : « l'individu qui pense contre la société qui dort, voilà l'histoire éternelle, et le printemps a toujours le même hiver à vaincre »
(Alain).
CONCLUSION
Ainsi, quelles que soient les difficultés, nous devons nous efforcer de penser par nous-mêmes, c'est-à-dire de n'écouter en nous,
comme disait Socrate, que la voix de la raison.
Cette attitude n'est pas inconciliable avec les nécessités de l'action, mais conduit plutôt
à une action sans fanatisme ; elle n'aboutit pas non plus à isoler l'individu dans une stérile originalité : au contraire elle seule permet
de former des pensées vraiment humaines en formant des pensées justes.
« La plus haute valeur humaine, dit Alain, c'est l'esprit libre
»..
»
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