Pensez-vous que l'on puisse dire avec Nietzsche que: Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle jouissance de l'instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli ?
Extrait du document
«
THÈMES DE RÉFLEXION
• « Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un
bonheur : la possibilité d'oublier...
Imaginez l'exemple extrême : un homme qui serait incapable de rien oublier et qui
serait condamné à ne voir partout qu'un devenir; celui-là ne croirait plus à son propre être, il ne croirait plus en
soi...
Finalement, en vrai disciple d'Héraclite, il n'oserait même plus bouger un doigt.
Tout acte exige l'oubli...
»
Remarquer singulièrement la « liaison » effective entre l'acte et le bonheur qui « exigent l'oubli ».
• Comment comprendre cette « liaison »?
— Consulter le livre de G.
Deleuze, Nietzsche et la philosophie (P.U.F.) notamment de la page 127 à la page 136.
Selon Nietzsche la personnalité saine « agit » ses réactions tandis que la personnalité décadente (et malheureuse,
pleine de fiel, de vengeance et de ressentiment) ne sait pas littéralement réagir mais ressent.
L'explication de ce
phénomène est à rechercher dans un trouble fondamental de la mémoire.
Selon Nietzsche l'équilibre psychique
dépend de la coopération entre trois instances, essentielles :
— l'inconscient réactif qui est la mémoire des traces (« appareil végétatif et ruminant »);
la conscience qui permet l'adaptation de la réaction à l'excitation présente en « agissant » la réaction elle-même; la
faculté d'oubli qui n'est pas une simple « force d'inertie» mais une force plastique, régénératrice et curative grâce à
laquelle les traces mnésiques de l'inconscient réactif sont repoussées en dehors du champ de la conscience.
« Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience, demeurer insensible au bruit et à la lutte
que le monde souterrain des organes à notre service livre pour s'entraider ou s'entre-détruire, faire silence, un peu,
faire table rase dans notre conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles..., voilà...
le
rôle de la faculté d'oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l'ordre psychique, la
tranquillité, l'étiquette.
» Extrait de : Généalogie de la Morale, II, § 1.
Autrement dit, selon Nietzsche, si l'individu est englué dans les traces mnésiques de sa mémoire réactive, il est livré
au jeu des impressions sensibles et il se révèle incapable de vouloir.
Alors la réalité n 'est plus pour lui ce qui peut
aiguillonner sa volonté mais ce qui torture sa sensibilité.
Il ne réagit plus mais il ressent (dans le ressentiment).
On peut comprendre ainsi la phrase de Nietzsche proposée à notre réflexion.
• Prendre en compte que Deleuze, dans le passage de son livre déjà cité, établit un parallèle entre Nietzsche et
Freud.
Il établit notamment deux comparaisons significatives :
— entre la théorie nietzschéenne et la théorie freudienne des deux mémoires;
— entre l'idée nietzschéenne d'une corrélation mémoire des traces-volonté de vengeance et le complexe freudien
sadique anal.
• Consulter Le Bonheur considéré comme l'un des beaux-arts de Raymond Polin (P.U.F.).
Schématiquement la thèse de l'auteur est la suivante : « La plus pure, la plus sûre, la plus durable jouissance est
dans le souvenir.
Il n'est pas jusqu'à ces « instants de bonheur » dont la fragilité, l'impureté, l'évanescence
empêchaient qu'ils fussent jamais de vrais bonheurs vécus qui, transfigurés par le souvenir, ne puissent prendre
place dans des rétrospectives heureuses.
Dégagés des désordres qui les corrompaient, érigés en souvenirs
immuables, rendus enfin constamment disponibles, ils sont devenus capables de former les éléments de bonheur
reconstruits et toujours à notre disposition » (page 96)..
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