Pascal Discours sur la condition des grands (1670): Analyse philosophique du texte
Publié le 08/02/2025
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«
Pascal
Discours sur la condition des grands
(1670)
PREMIER DISCOURS
Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image.
Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi,
qui s'était perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et
reconnu en cette qualité par tout ce peuple.
D'abord il ne savait quel parti prendre, mais il se résolut enfin de se
prêter à sa bonne fortune.
Il reçut tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.
Mais, comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu'il recevait ces respects,
qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas.
Ainsi il avait une
double pensée : l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que
ce n'était que le hasard qui l'avait mis en place où il était.
Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre.
C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même.
Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous
trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi.
Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par
votre nature, non plus que lui ; et non seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez
au monde que par une infinité de hasards.
Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages
de ceux dont vous descendez.
Mais ces mariages, d'où dépendent-ils ? D'une visite faite par rencontre, d'un
discours en l'air, de mille occasions imprévues.
Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les
ont acquises et qu'ils les ont conservées ? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que
ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n'est pas véritable.
Cet ordre n'est fondé que sur la seule
volonté des législateurs, qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un droit naturel que
vous ayez sur ces choses.
S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères
durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.
Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est pas un titre de nature, mais d'un établissement
humain.
Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n'est que
cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met
en possession de tous ces biens.
Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu'il soit permis à un autre de vous les
ravir ; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois
sont une fois établies, il est injuste de les violer.
C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne
posséderait son royaume que par l'erreur du peuple ; parce que Dieu n'autoriserait pas cette possession et
l'obligerait à y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre.
Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est
que ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite
qui soit en vous et qui vous en rende digne.
Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de
batelier ou à celui de duc et il n'y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu'à une autre.
Que s'ensuit-il de là ? Que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée ; et
que si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée
plus cachée mais plus véritable, que vous n'avez rien naturellement au-dessus d'eux.
Si la pensée publique vous
élève au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec
tous les hommes ; car c'est votre état naturel.
Le peuple, qui vous admire, ne connaît pas peut-être ce secret.
Il croit que la noblesse est une grandeur réelle et
il considère presque les grands comme étant d'une autre nature que les autres.
Ne leur découvrez pas cette
erreur, si vous voulez ; mais n'abusez pas de cette élévation avec insolence ; et surtout ne vous méconnaissez
pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres.
Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l'erreur du peuple, s'il venait à oublier tellement sa
condition naturelle qu'il s'imaginât que ce royaume lui était dû, qu'il le méritait et qu'il lui appartenait de droit ?
Vous admireriez sa sottise et sa folie.
Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un
si étrange oubli de leur état naturel ?
Que cet avis est important ! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanité des grands vient de
ce qu'ils ne connaissent point ce qu'ils sont : étant difficile que ceux qui se regarderaient intérieurement comme
égaux à tous les hommes, et qui seraient bien persuadés qu'ils n'ont rien en eux qui mérite ces petits avantages
que Dieu leur a donnés au-dessus des autres, les traitassent avec insolence.
Il faut s'oublier soi-même pour cela,
et croire qu'on a quelque excellence réelle au-dessus d'eux ; en quoi consiste cette illusion que je tâche de vous
découvrir.
SECOND DISCOURS
Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes
ce qui ne vous est pas dû ; car c'est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre
condition, parce qu'ils en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs
naturelles.
Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir
honorer certains états et y attacher certains respects.
Les dignités et la noblesse sont de ce genre.
En un pays on
honore les nobles, en l'autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets.
Pourquoi cela ? Parce
qu'il a plu aux hommes.
La chose était indifférente avant l'établissement ; après l'établissement, elle devient
juste, parce qu'il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent
dans des qualités réelles et effectives de l'âme ou du corps qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme
les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d'une nature différente,
nous leur devons aussi différents respects.
Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects
d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon
la raison, d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque
qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte.
Il faut parler aux rois à genoux; il faut se tenir debout
dans la chambre des princes.
C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles ; et
nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles.
Il n'est pas
nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue.
Si vous êtes
duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités.
Je ne vous refuserai point les
cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnête homme.
Mais si vous étiez
duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que
l'ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mépris intérieur que
mériterait la bassesse de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs.
Et l'injustice consiste à attacher les respects naturels aux
grandeurs d'établissement, ou à exiger les respects d'établissement pour les grandeurs naturelles.
M.
N.
est un
plus grand géomètre que moi.
En cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu'il n'y entend rien.
La
géométrie est....
»
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