Parler, est-ce trahir sa pensée ?
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«
[Introduction]
Chaque jour, nous baignons dans le langage : nous parlons et nous écoutons, nous émettons et nous recevons de
nombreux messages.
La même personne se trouve alternativement dans le rôle du locuteur (celui qui parle) et de
l'auditeur, et il lui arrive, d'autant plus peut-être qu'elle a parfois du mal à comprendre ce qu'on voulait lui dire,
d'avoir l'impression qu'elle ne parvient pas correctement à formuler sa pensée pour la transmettre.
Elle peut alors
être tentée d'admettre que parler ne fait que trahir sa pensée, ce qui implique que cette dernière serait antérieure à
son recours au langage, mais aussi qu'elle comporterait une part d'ineffable.
Cette « trahison » est-elle réelle ? ou
n'est-elle qu'une illusion ?
[I.
Coprésence de la pensée et du langage]
[A.
L'illusion d'une antériorité de la pensée]
Admettre que la pensée serait antérieure au langage, c'est admettre une pensée sans mots : comment pourrait-elle
se développer ? Chez le jeune enfant qui ne dispose encore que de quelques mots faisant office de phrases
utilisables dans des circonstances diverses, la « pensée » est extrêmement pauvre : elle ne se développera qu'avec
l'acquisition du vocabulaire.
En fait, notre image du monde est d'autant plus complexe que nous disposons d'un plus
grand nombre de termes pour le décrire.
[B.
Critique de l'ineffable]
L'ineffable peut désigner deux situations : l'antériorité d'un pensable au langage, ou une pensée intransmissible par
des mots.
Hegel montre que toute impression de penser hors des mots est illusoire : on n'a là que de pseudoconceptions imprécises.
C'est considérer que le langage ne vient pas s'ajouter à une « pensée » préalable, mais au
contraire qu'il participe à l'élaboration de la pensée authentique.
Confirmation par la linguistique : « Abstraction faite
de son expression par les mots, notre pensée n'est qu'une masse amorphe et indistincte [...] Il n'y a pas d'idées
pré-établies, et rien n'est distinct avant l'apparition de la langue » (F.
de Saussure).
Il n'est donc guère étonnant que ce soit à l'occasion d'une critique de l'ineffable que Hegel ait écrit : « C'est dans
les mots que nous pensons ».
Dire que nous pensons en mots, comme on
paye en francs ou en dollars, c'est définir le mot comme l'unité de la pensée.
Loin d'être deux mondes radicalement extérieurs, « incommensurables »
comme le disait Bergson, le langage et la pensée apparaissent ici comme
absolument consubstantiels.
Que reproche Hegel à l'ineffable ? Il lui reproche de n'offrir, en fait de
pensée, qu'une matière de pensée sans la forme que seule la formulation par
le langage pourrait lui conférer.
L'ineffable en effet, c'est la pensée informe,
c'est-à-dire une pensée usurpée, une pensée qui n'en est pas vraiment une.
Pour mériter ce nom, pour être vraiment la pensée, celle-ci doit en passer par
l'épreuve de l'explicitation.
Il y a ici un malentendu possible contre lequel il faut mettre en garde le
lecteur de Hegel : c'est le malentendu de l'énonciation.
Le problème de
Hegel n'est pas de savoir s'il faut se taire ou parler, ni de savoir si les vérités
sont ou non bonnes à dire : l'enjeu de l'exigeante conception de Hegel est de
savoir à partir de quoi, à partir de quel critère on peut réellement considérer
qu'on a affaire à de la pensée, à partir de quel critère la pensée mérite le nom
de pensée.
Ce critère, c'est la « forme objective » (le mot) qui rend ma
pensée publiable, identifiable même par moi seul (tant encore une fois il ne
s'agit pas ici de rapport à autrui).
Pourquoi faire un brouillon avant une
dissertation ? Justement pour expliciter le flux d'abord confus de l'inspiration qui nous traverse à partir d'un sujet,
pour incarner cette manière, cette pensée virtuelle en une réalité palpable & travaillable, réalité que les mots que
nous écrivons lui donnent.
Il s'agit là, pour la pensée, d'une véritable épreuve, de l'épreuve de ce que Hegel appelait le « négatif » : pour
devenir ce qu'elle est, la pensée doit en passer par ce qui n'est pas elle : le langage.
Dans cette épreuve par
laquelle elle devient ce qu'elle est, la pensée fait donc face à d'apparents périls qui peuvent nous faire prendre le
langage pour un inconvénient.
Au premier rang de ces périls, celui qui apparemment menace ce que nous pourrions
appeler la subjectivité, notre singularité : ne risquons-nous pas, en incarnant notre intériorité dans une forme
objective, d'en perdre irrémédiablement ce qui en elle nous appartient le plus ? Le mot peut, ainsi, être perçu comme
commun et galvaudable : nous savons bien que chacun peut transformer nos paroles comme il l'entend, que les « je
t'aime » que nous prononçons ont été cent fois, mille fois, prononcés et entendus, que nos pensées dans nos
paroles deviennent anonymes comme une rumeur sourde.
Puisque « tout est dit depuis huit mille ans qu'il y a des
hommes et qui pensent » (La Bruyère), le refus des mots ne serait-il pas le dernier refuge de l'intériorité ? Ce sont
ces appréhensions que la pensée hégélienne entend conjurer avec la dernière énergie.
Le présupposé qui est ici en jeu a quelque chose à voir avec la question de la propriété de la parole.
Ce dialogue constant de la pensée avec le langage, cette lutte entre l'ineffable et les mots, bref ce passage, pour.
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