Opposer la science et la philosophie est-ce légitime ?
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L'invocation de la science - plus que la science elle-même - sert souvent à instruire le procès d e la philosophie.
Le préjugé le plus
commun est que le progrès de la science aurait graduellement vidé la philosophie de son contenu et de sa raison d'être.
A rencontre d'un
tel préjugé semble cependant se manifester un authentique besoin d e philosophie, et ce, souvent chez les savants eux-mêmes.
La
création récente d'un Comité national d'éthique, où dialoguent notamment savants et philosophes, illustre à s a façon l'esquisse d'un
travail commun et fécond où l'identité des uns ne se construit pas contre l'identité des autres.
Si la science appelle, en raison même de
ses progrès, une réflexion de type philosophique, n'est-ce pas le signe que son développement n'a nullement scellé la mort de la
philosophie ? Le problème mis en jeu ici est en fait plus large.
Opposer la science et la philosophie, est-ce légitime ?
Opposer deux disciplines, c'est en quelque façon se prononcer sur le caractère contradictoire de leurs objets ou de leurs démarches, voire
des deux aspects en m ê m e temps.
La consistance donnée à l'opposition envisagée peut donc prendre plusieurs significations.
Si l'on
considère que science et philosophie n'ont pas le même objet d'étude, la même raison d'être, on ne s'étonnera pas non plus qu'elles
diffèrent dans leurs démarches respectives.
Auraient-elles au contraire deux façons distinctes d'aborder le m ê m e objet ? Une telle
éventualité doit elle-même être précisée.
Car le même objet peut être « interrogé » ou étudié de deux points de vue différents, qui ne
sont pas nécessairement concurrents ou contradictoires, mais peuvent être aussi complémentaires.
Ainsi, la plénitude d'un discours
scientifique sur un domaine d'étude déterminé n'invalide pas nécessairement toute approche philosophique d e ce domaine.
Sauf à
considérer que la philosophie occupe provisoirement un terrain, et se replie dès que la science s'y déploie selon ses exigences propres.
Un
tel schéma relève de ridée - très contestable - que la philosophie, comme substitut de connaissance véritable, doit un jour ou l'autre céder
la place à la science.
De fait, l'examen de ces questions requiert une définition différentielle des fonctions respectives de la science et de
la philosophie, voire même une mise à l'épreuve de ce qui fonde l'unité de chacune.
Par exemple, l'unité supposée de la science fait
problème : n'y, a-t-il pas en fait que des sciences, ayant certes en commun des exigences, mais produisant des connaissances
spécifiques ? L'unité du savoir, si elle est visée par la science, possède du m ê m e coup un caractère problématique - et il faudra se
demander si le rapport à envisager n'est pas plutôt celui de chaque science à la philosophie.
Par ailleurs, bien des équivoques prennent
corps dans la définition de la philosophie elle-même.
L'identifier à un substitut de connaissance préexistant à la science, c'est souscrire à
un préjugé scientiste qui ne résiste pas longtemps à un rappel du s e n s m ê m e d e la philosophie en tant qu'amour de la sagesse : ce
dernier terme fait référence à un savoir assuré de ses principes et à ce titre susceptible de fonder la lucidité existentielle.
Mais l'exigence
même qui s'attache à un tel savoir visé par la philosophie semble en hypothéquer l'accomplissement parfait d'où la tentation d'invalider le
projet qui fonderait une telle raison d'être.
Cette tentation, oubliant le caractère régulateur possible de l'idéal d'une telle sagesse, n'en
vient finalement à retenir que les réalités constituées par les sciences positives : dès lors, la seule tâche concevable ne semble plus être
que la production de connaissances spécifiques.
Dans une telle problématique, peut-on encore parler de la science ? Rien n'est moins sûr.
Les difficultés évoquées conduisent à un réexamen d e la question à partir des problèmes d e définition que pose en fait chacun des
termes mis en jeu.
N'est-il pas paradoxal d'opposer la science et la philosophie si l'on entend cette dernière comme désir de savoir ? Comment rendre
compte d'un tel paradoxe ? Si la science doit être conçue comme telle, elle ne peut être identifiée aux sciences particulières, dont chacune
concerne un domaine propre.
Le problème de son unité se pose dès lors à partir d'une multiplicité dont il faut construire la cohérence, en
pensant chaque connaissance tout à la fois par rapport au champ d'objets qui est le sien, et dans sa situation différentielle au sein du
savoir en son ensemble.
Ce dernier ne peut se constituer par simple addition.
Il appelle une pensée rigoureuse des rapports entre les
savoirs eux-mêmes, ainsi qu'une compréhension de leur sens pour l'intelligibilité du devenir et de l'action.
Si l'on conçoit la philosophie
comme cet effort d e réflexivité critique, elle ne s'oppose nullement à la science, dont elle exprime bien plutôt la démarche unitaire
intérieure.
Désir de savoir et science ne peuvent pas ici s'opposer, sinon de la façon dont on distingue la recherche de son but accompli.
Lorsque les premiers philosophes entendent rechercher la sagesse (en laquelle ils refusent de dissocier le savoir proprement dit et la
lucidité existentielle qu'il fonde) ils fixent un idéal au caractère asymptotique si on le rapporte à l'impossibilité d'une intelligibilité définitive
d'un réel en mouvement, où l'action humaine se redéfinit sans cesse.
La philosophie s'annonce comme une tâche interminable, comme le
dira si bien Husserl.
Quant à la science, comprise en son unité, elle ne peut donc réellement se distinguer de la philosophie, encore moins
s'opposer à elle.
Dire que la philosophie tente de s'approprier la science, comme si cette dernière lui était étrangère, ne peut alors avoir
aucun sens.
D'où naît le problème ? Sans doute de ce que le désir de savoir, abordant des objets distincts et spécifiques, donne lieu à des
différenciations positives, qu'on appellera bien vite sciences, désignant d'un même vocable pluriel les démarches d'investigation et les
savoirs qu'elles dégagent graduellement.
La philosophie se trouve alors «en face» de domaines qui semblent se distinguer d'elle, et ce
d'autant plus qu'à l'unité d e principe qui la définit, ils opposent d e fait leur diversité.
Ainsi acquiert consistance une apparence où la
philosophie se trouve « confrontée » non à la science, mais aux sciences particulières.
Son caractère «général», délibéré chez elle, lui est
reproché par les scientistes, peu fidèles en cela au positivisme authentique d'Auguste Comte qui, au contraire, portait ce caractère au
crédit de la philosophie.
Les sciences particulières semblent alors se tenir en face de la philosophie comme autant de disciplines qui lui
seraient extérieures, alors même qu'elles prennent naissance dans ce qui fonde sa raison d'être.
Quel statut faut-il donc donner à la distinction des sciences et de la philosophie, si l'on écarte les malentendus évoqués ? Ceux-ci ont pu
d'ailleurs se renforcer au fur et à mesure que s'accentuait la « spécialisation dispersive » des sciences déjà observée par Auguste Comte.
A
tel point que l'idée même d'une communauté d'origine et de finalité ultime de la science et de la philosophie s'oublie aujourd'hui dans le
discours scientiste qui prétend opposer science et philosophie, rejetant la seconde dans la sphère des survivances anachroniques.
Nombre
d e savants cependant récusent une telle opposition.
On s e souvient d'Einstein écrivant «L'évolution des idées en physique» (Éditions
Payot) et rappelant le caractère essentiel, pour la pensée scientifique elle-même, de la philosophie.
Mais surtout, la réactivation de la
réflexion éthique sur la science et à partir d'elle vient préciser utilement que le problème des fins et des utilisations de la connaissance
scientifique ne peut lui demeurer plus longtemps étranger.
Les savants ont « besoin » de philosophie, mais non pas à la façon dont on
requiert un supplément d'âme.
Réfléchissant sur les fondements de leur activité, mais aussi sur son sens et ses enjeux, ils sont d'emblée
mus par une «inquiétude philosophique».
Par ailleurs, le détournement idéologique d e certains énoncés scientifiques (exportés par
exemple en dehors de leur champ d'origine), requiert une approche critique vigilante.
Ainsi, le «socio-biologisme», application illicite des
concepts biologiques à la vie sociale, montre a contrario la nécessité d'une telle critique philosophique.
Auguste Comte, dans cette
perspective, appelait de ses voeux une véritable philosophie générale, seule susceptible de prévenir les effets néfastes de la dispersion
du savoir.
Pour lui, science et philosophie ne pouvaient ni ne devaient s'opposer, puisqu'elles «représentaient» la même réalité, la même
exigence de vérité, saisies sous deux points de vue différents.
En fin de compte, il est possible de dire que l'opposition apparente de la science et de la philosophie, dont le caractère paradoxal a été
signalé, ne correspond à rien de légitime.
Elle repose sur un malentendu tenace, renforcé à mesure que s'oubliait leur communauté de
sens et de finalité.
Le discours scientiste et ses multiples variantes s'inventent donc une vaine caricature.
Reste aujourd'hui à montrer comment science et philosophie peuvent s'accorder non pas sur leurs objets respectifs, qui ne les distinguent
pas réellement, mais sur la complémentarité d e leurs démarches dans le contexte d'un savoir multiple et dispersé dont les enjeux
critiques ne sont pas spontanément opératoires.
L'exercice du jugement autonome, cultivé entre autres par l'enseignement philosophique,
assume ce souci..
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