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On voulait démontrer à Alain que les Fables de La Fontaine ne conviennent pas aux écoliers : « Ils ne peuvent en saisir tout la beauté. » «Je l'espère bien ! » répondit-il. Comment comprenez-vous ce paradoxe ? A un âge où vous êtes capable de lire de faç

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Qui n'a pas connu le bonheur du premier livre, qui n'était pas le premier lu — celui-là est oublié à jamais, disparu dans les oubliettes de la mémoire —, mais celui qui, le premier, nous a fait aimer la lecture ? Et si nous n'en gardons plus qu'un souvenir diffus, un parfum de féerie, l'image de cet ailleurs merveilleux, de ces personnages inconnus auparavant et soudain amis, sera longtemps présente à nos esprits, comme ces greniers fabuleux de l'enfance où l'on s'inventait des mondes les jours de pluie. Nos premiers livres furent des livres d'images et, lorsque  les images disparurent, reléguées pour toujours au pays des légendes, nous avons découvert le pouvoir visuel des mots, pouvoir magique et secret. De ces lectures de jeunesse, nous avons retenu le premier éblouissement, le plaisir de la découverte... qui longtemps en a éclipsé la portée. Le regard que nous leur jetons aujourd'hui — amusé peut-être, nostalgique sans doute — offre avant tout une leçon riche d'enseignements.

« Sujet : On voulait démontrer à Alain que les Fables de La Fontaine ne conviennent pas aux écoliers : « Ils ne peuvent en saisir tout la beauté.

» «Je l'espère bien ! » répondit-il.

Comment comprenez-vous ce paradoxe ? A un âge où vous êtes capable de lire de façon plus réfléchie (et sans vous croire obligé de faire référence à La Fontaine), quel regard portez-vous sur vos regards de jeunesse ? Qui n'a pas connu le bonheur du premier livre, qui n'était pas le premier lu — celui-là est oublié à jamais, disparu dans les oubliettes de la mémoire —, mais celui qui, le premier, nous a fait aimer la lecture ? Et si nous n'en gardons plus qu'un souvenir diffus, un parfum de féerie, l'image de cet ailleurs merveilleux, de ces personnages inconnus auparavant et soudain amis, sera longtemps présente à nos esprits, comme ces greniers fabuleux de l'enfance où l'on s'inventait des mondes les jours de pluie.

Nos premiers livres furent des livres d'images et, lorsque les images disparurent, reléguées pour toujours au pays des légendes, nous avons découvert le pouvoir visuel des mots, pouvoir magique et secret.

De ces lectures de jeunesse, nous avons retenu le premier éblouissement, le plaisir de la découverte...

qui longtemps en a éclipsé la portée.

Le regard que nous leur jetons aujourd'hui — amusé peutêtre, nostalgique sans doute — offre avant tout une leçon riche d'enseignements. Rousseau déconseillait fermement de faire lire aux enfants des textes dont la signification profonde était au-dessus de leurs capacités de compréhension.

Il arrive, en effet, que la subtilité d'une page échappe à des esprits immatures même quand elle n'est pas volontairement tronquée par une « condensation » abusive.

Sur ce point, Les voyages de Gulliver de Swift constituent un exemple frappant.

La lecture au premier degré de cette oeuvre critique pétrie d'ironie dévastatrice est tout aussi absurde que le serait l'assimilation des Contes de Voltaire aux contes traditionnels, moins corrosifs de beaucoup.

Par quels détours d'une littérature affadie, Gulliver, voyageur de l'absurde, ô combien satirique, s'est-il égaré dans l'imagerie inoffensive des nains espiègles et des bons géants ? Nous sommes nombreux, sans doute, à avoir lu les mêmes ouvrages et éprouvé le même sentiment d'impatience et d'émotion contenue en tournant la page rutilante du livre neuf ou celle, fragile comme une aile de papillon, du vieux livre qu'on a toujours vu dans la famille, de mémoire d'enfant.

Les Contes de Perrault appartenaient à cette dernière catégorie et je me rappelais avoir lu, non sans frayeur, les aventures prodigieuses du chat botté.

Le propre de l'enfance est d'admettre le fantastique avec cette facilité qui est sa force : que le chat portât des bottes, qu'il y eût des marquis appelés Carabas et des meuniers changés en marquis, voilà qui entrait dans la logique quotidienne des choses.

C'est avec surprise que j'ai appris, des années ayant passé, que Perrault, homme de Cour, se souciait moins d'enchanter les enfants que les marquises et les marquis, bien réels ceux-là, par un divertissement dans le goût de l'époque.

Une telle révélation, quelque décevante qu'elle soit, fait gagner en raison ce qu'elle fait perdre en rêve.

En contrepartie, l'enfance apporte à toute lecture nouvelle et approfondie de pages déjà connues cette fraîcheur et cette puissance d'imagination qui enrichissent la réflexion de sensibilité.

Il ne s'agit pas de substituer à une vision naïve une analyse pointilleuse : l'une et l'autre sont complémentaires.

Peu importe que l'enfance mêle les personnages et les époques, oublie l'essentiel pour se consacrer à un détail insignifiant de l'intrigue : cet insignifiant-là devient capital s'il réussit à faire aimer l'œuvre.

Avec la curiosité avide de l'enfance, j'ai lu les Fables comme des récits brefs et passionnants, j'ai lu La guerre de Troie n'aura pas lieu, Antigone et des nouvelles de Maupassant ; j'ai lu l'Avare, n'en retenant que le souvenir d'une cassette perdue et retrouvée et quelques reparties d'un domestique insolent.

L'intérêt était alors fragmentaire et anecdotique : des impressions fugaces, mais vivantes. Le livre devenait pareil à ces pays inconnus où l'on pose quelques jalons sans en embrasser du regard la totalité. Aussi les lectures suivantes apparaissent-elles comme autant de découvertes, à travers le crible d'une expérience personnelle ou d'une meilleure connaissance d'un auteur : découvertes illimitées, tant il est vrai que l'on ne connaîtra jamais qu'une infime partie de la littérature...

et une infime partie de soi-même. Pour n'être point dans cette évolution, l'enfance marque pourtant une étape décisive.

Il serait faux de lui attribuer un jugement totalement objectif, car elle n'est pas à l'abri des préjugés adultes.

Du moins l'enfant ressent-il avec acuité l'émotion qui se dégage d'une œuvre : pour avoir lu avec plaisir une version abrégée de Guerre et Paix, j'ai retrouvé dans le récit intégral ce foisonnement dense qui fait la richesse de Tolstoï en particulier et des écrivains russes du XIXe siècle.

Car le livre d'enfant n'est pas un but en lui-même, mais une ouverture. Rousseau prétendait les enfants inaccessibles à l'esprit des Fables.

«Je l'espère bien!» répliquait Alain deux siècles plus tard.

Ainsi concluait-il le débat, non par une condamnation rigoureuse, mais par une note d'espoir : car si l'enfance ne peut « saisir toute la beauté » de la littérature, elle n'en a pas moins une perception confuse, qui a la fraîcheur d'une promesse.. »

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