On a dit que la science progresse en raison du désintéressement avec lequel elle est cultivée. Qu'en pensez-vous ?
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On a dit que la science progresse en raison du désintéressement avec lequel elle est cultivée.
Qu'en pensez-vous ?
INTRODUCTION.
— Le développement de la civilisation matérielle a toujours suivi (et à notre époque plus que jamais, sans doute) le
progrès des sciences : chacune d'entre elles (mathématiques, physique, chimie, biologie, sociologie) comportant de nombreuses
applications pratiques.
Le but essentiel de la science et son stimulant principal sembleraient donc être son utilité pour l'homme: ainsi l'ont pensé du moins les
tenants de pragmatisme et de sa thèse biologique.
Et, cependant, on prétend que le désintéressement est pour la science une condition essentielle de son progrès et une qualité
irremplaçable de l'esprit scientifique...
Que faut-il en penser, à considérer, au-delà des simples apparences, les conditions réelles de la science et de son progrès ?
I.
— LES APPARENCES CONTRAIRES.
Il semblerait au premier abord que, loin de nuire au progrès scientifique, l'intérêt le favorise plutôt.
Les tendances intéressées peuvent, en effet, se manifester sous trois formes différentes : désir de l'argent et de la fortune,
attachement aux conceptions personnelles du savant; enfin existence de préoccupations utilitaires.
Or il y a là trois chemins par où le développement de la science est susceptible de s'avancer :
a) Le savant qui veut réaliser une fortune (ou acquérir la célébrité qui y mènera peut-être) en est stimulé dans ses recherches qu'il
pousse hâtivement pour aboutir à une découverte : corps chimique nouveau par exemple.
b) Une idée personnelle qu'on s'attache à faire triompher stimule l'activité et, qui plus est, oriente les recherches et suscite des
expériences.
C'est le cas de PASTEUR dans sa lutte contre POUCHET partisan de la génération spontanée ou de Claude BERNARD dans sa
démonstration de la fonction glycogénique du foie.
c) L'utilité surtout (c'est-à-dire les besoins de la vie, les nécessités de la guerre, de l'économie nationale et de l'industrie), reste le point
de départ de nombreuses découvertes; exemple : invention du procédé Leblanc pour la fabrication du carbonate de sodium.
PASTEUR
lui-même fait ses expériences alors qu'il est au service d'un industriel lillois et les nécessités de l'action l'ont orienté, de même que plus
tard les préoccupations humanitaires le guideront dans sa lutte contre la rage.
Ce rôle du facteur utilitaire apparaît parfois si important que les partisans de la thèse biologique ont pu prétendre que la théorie
scientifique est née entièrement de la pratique : la géométrie de l'arpentage et la physiologie de la médecine.
Comment donc expliquer l'affirmation qui met le désintéressement à la base de tout progrès scientifique ? Il faut pour nous en rendre
compte aller plus au fond de notre analyse.
II.
— LA RÉALITÉ JUSTIFICATRICE.
A.
Un examen plus approfondi montre en effet : le rôle souvent néfaste de l'intérêt pour le progrès des sciences.
a) Le goût de l'argent met un terme aux recherches scientifiques et pousse à monnayer et commercialiser la science : si BRANLY,
acceptant l'offre de MARCONI, était devenu ingénieur technique, il aurait dû quitter ses recherches de laboratoire.
b) L'attachement à ses propres idées, c'est-à-dire l'esprit de système, aveugle le savant et nuit à la valeur de son travail : POUCHET,
dans sa lutte contre PASTEUR, croyait pouvoir interpréter ses expériences en faveur de sa thèse.
c) Les préoccupations utilitaires sont plus une entrave qu'un auxiliaire, limitant les recherches aux besoins immédiats, hypnotisant le
savant, lui mettant comme des œillères qui l'empêchent de voir, à côté, des faits intéressants et le portant à interrompre ses
investigations dès que le but concret est atteint.
Des vues désintéressées, au contraire, permettent au chercheur de s'élever plus haut, de voir plus loin et, aboutissant ainsi à une
connaissance plus générale, de construire un édifice à la fois plus scientifique et plus fécond.
B.
Ainsi, l'étude de la réalité nous amène à affirmer la nécessité du désintéressement au véritable progrès des sciences.
a) Une preuve de droit se tire du but essentiel et premier de la science qui est la découverte de la vérité.
Vers elle tend de toutes ses
forces l'intelligence humaine.
Et cette curiosité intellectuelle, éminemment désintéressée, qui a suffi pour engendrer la science doit être
aussi le principal moteur de son progrès.
b) Les faits viennent confirmer éloquemment cette façon de voir et montrer que les vrais savants ont toujours fait preuve d'un
désintéressement édifiant.
Ils ne désirent qu'une chose : étendre le champ des connaissances humaines; et PASTEUR aussi bien que
BRANLY OU M.
et Mme CURIE refusent toujours de tirer de leurs découvertes un profit personnel; le désir même de faire du bien à
leurs semblables n'a été pour aux qu'un heureux stimulant plutôt que le moteur principal de leurs études.
c) C'est que l'amour désintéressé du vrai est seul capable de donner au savant les qualités indispensables à ses recherches et qui
constituent l'esprit scientifique : courage, patience et ténacité en face de tâches ardues et parfois dangereuses, et surtout impartialité
pour savoir abandonner devant les faits des conceptions souvent péniblement élaborées et chères à plus d'un titre.
CONCLUSION.
— En résumé, si l'intérêt sous ses diverses formes peut être parfois pour le progrès des sciences un facteur stimulant, il
n'en' reste pas moins vrai que ce n'est pas sans danger.
La raison en est que ce serait rabaisser et quelque peu dénaturer la science
que de la subordonner à une autre fin qu'elle-même.
Indépendante et autonome en quelque mesure, elle ne doit pas être considérée
comme un moyen.
Et celui qui la cultive en vrai savant ne peut entrer dans son sillage et la faire progresser qu'en se livrant à elle avec
un amour sincère et désintéressé de la vérité et sans autre souci de satisfaction personnelle que celle de la raison, joyeuse de
connaître..
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