Notre rapport au monde est-il en train de devenir essentiellement technique ?
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«
Un rapport technique à la nature veut dire que l'homme moderne ne s'intéresserait plus à la nature que sous le rapport de l'exploitation des ressources de celle-ci, comme le lieu où il pourrait
faire des aménagements et construire des usines.
Cela serait méconnaître notre approche culturel de la nature, ainsi que notre approche esthétique de celle-ci.
Notre rapport à la nature n'est
pas essentiellement technique pour cette raison.
Cela veut dire que les techniques modernes ont changé ce rapport mais indirectement, les techniques ont changé notre rapport culturel à la
nature, un rapport qui n'est pas sans danger pour celle-ci.
1) Notre rapport à la nature est purement technique.
Selon Martin Heidegger dans la question de la technique dans Essais et conférences : « La technique est un dévoilement.
C'est seulement lorsque nous
arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.
Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une production au sens de la poiesis.
Le dévoilement qui régit la
technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et
accumulée.
» C'est ce qu'il appelle l'arraisonnement du monde.
Cet arraisonnement n'a rien en vérité de technique.
Il fait la différence entre le commettre
et le dévoilement.
Cet arraisonnement entrave le véritable dévoilement qui n'est possible en définitive qu'avec l'art.
La technique provoque la nature, Un
paysan par exemple en labourant sa terre ne la provoque pas.
Il n'y a plus d'accord entre l'homme et la terre, il doit la transformer pour en tirer une
énergie, une matière qui ne se trouve pas comme telle disponible.
Construire un barrage, une carrière de minerais, une centrale nucléaire est une
provocation.
Aussi le travail du paysan sera dit proche de la nature, et la technique moderne éloigne l'homme de la nature en vérité puisque l'homme
cherche à en outrepasser les limites, à la dépasser, à en retirer quelque chose qu'elle ne donne pas naturellement.
Dans ce cadre, l'homme moderne n'a
plus qu'un rapport technique avec la nature puisqu'il en cherche à en exploiter les moindres ressources.
Sciences & techniques obéissent à un destin commun qui est celui de la rationalité.
Le principe fondateur de celle-ci est le principe de raison selon lequel
l'homme doit rendre raison de tout ce qui est.
L'homme se trouve soumis à un impératif dont il ne perçoit plus l'origine.
Il est alors exposé à un danger
suprême: celui de perdre toute possibilité d'entendre le sens d'être autrement que dans son acception technique.
Pour la technique, le réel est un fonds
destiné à l'arraisonnement.
La technique peut donc se retourner contre la nature après en être issue et constituer un danger pour elle, et ce en un sens qui n'est pas exclusivement
matériel, mais qui est aussi spirituel.
Dans son analyse de la technique, Heidegger, très au-delà de la bonne conscience écologique, met en lumière une
certaine relation d' « arraisonnement » : à force de vouloir se rendre « maître et possesseur de la nature », comme le disait Descartes, l'homme met,
selon la riche métaphore heideggerienne, la nature « à la raison » : Heidegger parle aussi d' « arraisonnement » , comme si la technique abordait la
nature en pirate ; Qu'est-ce à dire ? Dans sa conférence titrée « La question de la technique », Heidegger part de la question suivante : « quelle est donc l'essence de la
technique moderne pour que celle-(ci puisse s'aviser d'utiliser les sciences exactes de la nature ? » Pour répondre à cette question, il faut inverser le rapport traditionnel entre
science et technique.
En apparence, la technique suit les sciences exactes de la nature ; en réalité, la relation est presque inverse : c'est l'application technique qui renforce un certain
aspect de ces sciences naturelles : « La physique moderne n'est pas une physique expérimentale parce qu'elle applique à la nature des appareils pour l'interroger, mais inversement :
c'est parce que la physique –et déjà comme pure théorie- met la nature en demeure de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l'expérimentation est
commise à l'interroger », ajoute Heidegger.
Et peut-être en effet peut-on aller jusqu'à dire que lorsque la science travaille, elle a déjà en vue les applications techniques, qui peutêtre alors l'orientent dans ses travaux : c'est bien ce que veut dire Heidegger quand il dit que c'est pour appliquer son « questionnement », sa mise à la question, que la physique
est expérimentale.
La technique humaine, explique-t-il plus largement, accomplit un destin remontant à la philosophie grecque et au nom duquel elle organise la nature en objet : ce faisant,
l'homme viole et épuise un certain « fonds », non pas celui des réserves quantitatives de minéraux, mais celui d'une réserve de dévoilement et d'étonnement.
est-il d'ailleurs si faux
que notre rapport à la nature soit devenu à ce point médiatisé par la technique que nous ayons du mal à voir ce qu'est la nature ? Bref, c'est cet enjeu de la technique qui, aux yeux
de Heidegger, illustre le mieux l'oubli de l'Etre dont il veut se faire le penseur.
Mais, dire que la technique contribue à l'oubli de l'Etre, ce n'est certes pas le rejeter en tant que
telle : ce serait un grand contresens que de voir pour autant chez Heidegger une diabolisation ou un refus de la technique.
« Nous pouvons utiliser les objets techniques et nous en servir normalement, mais en même temps, nous en libérer, de sorte qu'à tout moment nous conservions nos
distances à leur égard.
Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu'on en use.
Mais nous pouvons, du même coup, les laisser à eux-mêmes comme ne
nous atteignant pas dans ce que nous avons de plus intime et de plus propre.
Nous pouvons dire « oui » à l'emploi indispensable des objets techniques et nous pouvons en
même temps lui dire « non », en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement vider notre être.
Mais si nous disons ainsi à la
fois « oui » et « non » aux objets techniques, notre rapport au monde technique ne devient-il pas ambigu et incertain ? Tout au contraire.
Notre rapport au monde technique,
devient d'une façon merveilleuse, simple et paisible.
»
Heidegger.
Pour Heidegger, le phénomène fondamental des Temps modernes est la technique dont la science n'est qu'une des multiples facettes.
La technique n' ajs simplement chez
lui un sens étroitement technologique, mais a une signification métaphysique et caractérise le type de rapport que l'homme moderne entretient avec le monde qui l'entoure.
la
position fondamentale des Temps modernes, « n'est pas technique parce qu'on y trouve des machines à vapeur, bientôt suivie du moteur à explosion.
Au contraire des choses
de ce genre s'y trouvent parce que cette époque est l'époque technique ».
On se représente traditionnellement la technique comme la mise en oeuvre de procédés pour obtenir un résultat déterminé.
La technique est une activité humaine consistant
dans la fabrication et dans l'utilisation d'instruments ou de machines répondant aux besoins de l'homme.
Selon cette façon banale de voir, les installations techniques
modernes ne seraient pas essentiellement différentes des installations techniques artisanales ni même des outils employés dans les anciens métiers.
Elles permettraient
simplement d'obtenir avec une rapidité et une efficacité sans cesse accrues ce qui demandait autrefois de longs efforts ou était même hors de portée de l'homme.
Cette
représentation instrumentale de la technique est bien exacte mais elle n'est pas pour autant vraie c'est-à-dire ne nous révèle pas encore l'essence de la technique.
Elle tend
en outre à nous laisser croire que la technique moderne serait quelque chose que l'homme aurait à sa disposition et dont il pourrait se rendre maître.
« Le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui comme telle puisse ê extraite et
accumulée ».
L'interrupteur électrique, objet technique fait venir la lumière, la dévoile, mais ce dévoilement, loin de signifier le surgissement ou le jaillissement de l'être, est
une sommation à comparaître.
De la même façon, la centrale électrique met le fleuve en demeure de livrer sa pression hydraulique, qui met elle-même en demeure les
turbines de tourner qui mettent elles-mêmes le courant électrique en demeure de circuler.
L'industrie extractive met le sol en demeure de livrer le charbon qu'il recèle.
L'agriculture moderne met la nature en demeure de produire les fruits qu'elle porte en elle.
Heidegger caractérise cette essence provoquante de la technique par le terme « Das Gestell », auquel il donne une signification inédite, celle d'arraisonnement.
« Gestell :
ainsi appelons nous le rassemblement de cette interpellation qui requiert l'homme, c'est-à-dire qui le provoque à dévoiler le réel comme fonds dans la mode du commettre.
Ainsi appelons- nous le dévoilement qui régit l'essence de la technique et qui n'est lui-même rien de technique ».
La technique moderne, en tant que « Gestell », ne règne pas
seulement là où l'on utilise des machines, même si ces dernières jouissent « d'une situation privilégiée...
fondée sur la priorité accordée à tout ce qui est matériel, c'est-à-dire
supposé élémentaire et objectif au premier chef », mais « englobe tous les secteurs de l'étant ».
La science moderne, en particulier, à travers le projet mathématique de la
nature, met la nature matérielle en demeure de se montrer comme un complexe calculable de forces, et est ,de ce point de vue, régie de part en part par l'essence de la
technique.
Dans l'horizon du comportement provoquant, l'homme n'a plus affaire à des objets, mais considère tout ce qui est dans une perspective utilitaire comme un fonds disponible :
« Tout (l'étant dans sa totalité) prend place d'emblée dans l'horizon de l'utilité, du commandement, ou mieux encore de celle du commanditement de ce dont il faut
s'emparer...
Plus rien ne peut apparaître dans la neutralité objective d'un face à face.
Il n'y a plus que [...] des stocks, des réserves, des fonds .
» Dans ce vaste fonds que
sont la nature et le monde en général, l'homme lui-même, la plus importante des matières premières, devient un fonds dont il faut s'assurer de la disponibilité...
L'exploitation de l'étant ne s'effectue pas au hasard, mais de façon méthodique, selon des plans.
L'exploitation de l'étant ne s'effectue pas au hasard mais de façon méthodique, selon des plans.
La planification n'a pas simplement pour objet de prévoir et de prévenir les
besoins futurs de l'humanité, mais bien plutôt d'organiser, de mettre en ordre ce qui est afin d'en garantir la disponibilité.
La mise en ordre de l'étant est une des composantes
essentielles du processus d'exploitation de la nature, car elle est la condition de possibilité de sa réussite, c'est-à-dire de son développement.
Cette planification à outrance, ce dirigisme qui règne sur tous les districts de l'étant, ne veut pas dire pour autant que l'homme serait le maître ni même l'organisateur de ce
processus d'exploitation planétaire.
Loin d'être entre les mains de l'homme, la technique, en tant qu'arraisonnement, tient l'homme en son pouvoir.
: « ...
il y a longtemps que
les puissances qui, en tout lieu et à toute heure, sous quelque forme d'outillage que ce soit, accaparent et pressent l'homme, le limitent et l'entraînent, il y a longtemps que
ces puissances ont débordé la volonté et le contrôle de l'homme, parce qu'elles ne procèdent pas de lui ».
L'homme n'est pas le sujet mais le « fonctionnaire » de la
technique.
Les dirigeants, les technocrates, contre l'arbitraire desquels il est devenu monnaie courante de s'indigner, ne sont eux-mêmes que les « ouvriers » requis pour
mettre en sûreté la totalité de l'étant et qui ont reçu pouvoir de décision pour cela.
De plus, la technique suscite elle-même les besoins qui vont lui permettre d'accroître sa domination.
Il serait illusoire de croire, en particulier, que les avancées technologiques
travailleraient à l'avènement d'une vie plus heureuse sur cette terre.
Cette croyance est cependant soigneusement entretenue, car elle permet de justifier la poursuite de
l'exploitation organisée de l'étant.
Il est devenu courant, à vrai dire, de dénoncer les dangers liés aux développements de la technique et les risques que son usage incontrôlé fait peser sur l'humanité.
toutefois,
ce ne sont pas les productions de la technique elles-mêmes, ni même leur utilisation qui sont dangereuses pour Heidegger, mais d'abord et avant tout l'essence de la
technique elle-même, c'est-à-dire le comportement provoquant qui régit désormais le rapport de l'homme à l'étant.
La technique moderne, au sens de l'arraisonnement,
attaque l'homme qui « à l'intérieur du sans-objet, n'est plus que le commentant du fonds » et devient lui-même un « fonds ».
Elle met l'homme en péril, non seulement parce
que les moyens techniques rendent désormais possible une destruction de l'espèce humaine tout entière, mais parce qu'elle menace, de manière bien plus profonde, l'essence
pensante de l'homme, c'est-à-dire son rapport à l'être.
N'ayant affaire qu'à un fonds, l'homme moderne s'érige en « maître & possesseur de la nature » au point qu'il peut lui sembler qu'il ne rencontre plus partout que lui-même,
qu'il n'y a plus rien qui ne soit ou qui ne puisse être en son pouvoir.
Il s'agit là en réalité de la plus grande illusion car « aujourd'hui l'homme précisément ne se rencontre plus
lui-même en vérité nulle part, c'est-à-dire qu'il ne rencontre plus son être ».
l'homme, qui saisit toutes choses et lui-même du point de vue de la pensée calculante, s'en tient
à l'étant sur lequel il cherche à exercer sa domination, et ne se préoccupe plus de ce qui devrait le concerner plus que tout autre chose, c'est-à-dire de l'être lui-même.
L'agression contre tout ce qui est culmine dans la tentative aujourd'hui engagée pour maîtriser la vie elle-même qui devient un produit comme un autre qu'on cherche à
manipuler ou à transformer.
Cette agression contre la vie et contre l'être même de l'homme est plus inquiétante aux yeux de Heidegger que l'hypothèque d'une destruction
qui pèse sur la planète, ne serait ce que parce qu'elle est généralement passée sous silence.
« Au regard de cette agression, l'explosion d'une bombe à hydrogène ne signifie
pas grand-chose », car ce n'est pas seulement l'homme qu'elle menace d'anéantir mais son essence.
L'essence de la technique est le danger, mais tant que ce danger reste dans l'ombre, il n'y a aucune raison pour que la domination de la technique cesse.
En le démasquant et
en le stigmatisant, Heidegger prépare les conditions d'une libération de l'homme à l'égard de l'emprise de la technique.
Cette libération ne veut pas dire un abandon pur &
simple des choses techniques, mais une modification de notre rapport avec elles.
Au lieu d'être fascinés par elles, nous pouvons, tout en nous en servant normalement,
conserver une certaine distance à leur endroit.
« Nous pouvons dire « oui » à l'emploi inévitable des objets techniques, mais en même temps « non », en ce sens nous les
empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement vider notre être ».
Cette attitude qui consiste à dire à la fois oui et non au monde technique est ce
que Heidegger appelle « sérénité » , « égalité d'âme ».
Libéré des mirages de la technique, l'homme est alors disponible pour entendre l'appel de l'être ou de l'avènement
dont le rapport technique à la réalité ne peut que le détourner.
Les beaux-arts peuvent au sein de l'époque de l'extrême obscurcissement de l'être, reconduire les mortels égarés sur la terre dévastée par la technique dans le domaine de la
vérité de l'être et préparer les conditions d'un nouvel enracinement.
L'art n'est à même, toutefois, de remplir cette fonction « salvatrice » que si l'homme est capable d'entrer
dans une relation suffisamment originaire à l'oeuvre d'art, ce qui suppose se soit déjà libéré de l'emprise de la technique.
On ne quitte donc la technique qu'en accomplissant.
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