Notre connaissance du réel se limite-t-elle au savoir scientifique ?
Extrait du document
«
Introduction
Nous constatons que le monde extérieur - tout ce qui n'est pas moi - est complexe, mais semble obéir à des lois
supérieures, non changeantes.
connaître & décrypter ces lois est le but de la science : les sciences se donnent
comme mission de comprendre le monde extérieur, de connaître le réel.
Cette connaissance n'est-elle possible que
par l'approche scientifique ? Nous verrons en quoi consiste celle-ci, et nous nous demanderons si elle ne risque pas
de limiter notre rapport au réel.
Les sciences ont-elle le dernier mot ?
1/ L'approche scientifique du réel.
- Le projet cartésien.
Descartes voit en l'homme les possibilités de devenir, par l'approche
scientifique, comme "maître et possesseur de la nature." (Discours de la
méthode).
Ainsi, le projet de la science moderne telle que nous la connaissons
aujourd'hui est toute entière orientée vers la puissance.
La nature, disait
Galilée, est écrite en langage mathématique.
Dès lors suffit-il à l'homme de la
lire, de la décoder, puis de la retourner et d'en faire ce qu'il désire.
Dans la sixième partie du « Discours de la méthode » (1637), Descartes met au jour un
projet dont nous sommes les héritiers.
Il s'agit de promouvoir une nouvelle conception de la
science, de la technique et de leurs rapports, apte à nous rendre « comme maître et possesseurs
de la nature ».
Descartes n'inaugure pas seulement l'ère du mécanisme, mais aussi celle du
machinisme, de la domination technicienne du monde.
Si Descartes marque une étape essentielle dans l'histoire de la philosophie, c'est qu'il
rompt de façon radicale et essentielle avec sa compréhension antérieure.
Dans le « Discours de la
méthode », Descartes polémique avec la philosophie de son temps et des siècles passés : la
scolastique, que l'on peut définir comme une réappropriation chrétienne de la doctrine d'Aristote.
Plus précisément, il s'agit dans notre passage de substituer « à la philosophie
spéculative qu'on enseigne dans les écoles » une « philosophie pratique ».
La philosophie
spéculative désigne la scolastique, qui fait prédominer la contemplation sur l'action, le voir sur
l'agir.
Aristote et la tradition grecque faisaient de la science une activité libre et désintéressée,
n'ayant d'autre but que de comprendre le monde, d'en admirer la beauté.
La vie active est conçue
comme coupée de la vie spéculative, seule digne non seulement des hommes, mais des dieux.
Descartes subvertit la tradition.
D'une part, il cherche des « connaissances qui soient fort utiles à la vie », d'autre part la science
cartésienne ne contemple plus les choses de la nature, mais construit des objets de connaissance.
Avec le cartésianisme, un idéal d'action, de
maîtrise s'introduit au cœur même de l'activité de connaître.
La science antique & la philosophie chrétienne étaient désintéressées ; Descartes veut, lui, une « philosophie pratique ».
« Ce qui n'est
pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les
commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé […] »
La nature ne se contemple plus, elle se domine.
Elle ne chante plus les louanges de Dieu, elle est offerte à l'homme pour qu'il l'exploite et
s'en rende « comme maître & possesseur ».
Or, non seulement la compréhension de la science se voit transformée, mais dans un même mouvement, celle de la technique.
Si la science
peut devenir pratique (et non plus seulement spéculative), c'est qu'elle peut s'appliquer dans une technique.
La technique n'est plus un art, un
savoir-faire, une routine, elle devient une science appliquée.
D'une part, il s'agit de connaître les éléments « aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans ».
Puis « de les
employer de même façon à tous les usages auxquels ils sont propres ».
Il n'est pas indifférent que l'activité artisanale devienne le modèle de la
connaissance.
On connaît comme on agit ou on transforme, et dans un même but.
La nature désenchantée n'est plus qu'un matériau offert à
l'action de l'homme, dans son propre intérêt.
Connaître et fabriquer vont de pair.
D'autre part, il s'agit « d'inventer une infinité d'artifices » pour jouir sans aucune peine de ce que fournit la nature.
La salut de l'homme
provient de sa capacité à maîtriser et même dominer techniquement, artificiellement la nature.
Ce projet d'une science intéressée, qui doive nous rendre apte à dominer et exploiter techniquement une nature désenchantée est encore
le nôtre.
Or la formule de Descartes est aussi précise que glacée ; il faut nous rendre « comme maître et possesseur de la nature ».
« Comme », car
Dieu seul est véritablement maître & possesseur.
Cependant, l'homme est ici décrit comme un sujet qui a tous les droits sur une nature qui lui
appartient (« possesseur »), et qui peut en faire ce que bon lui semble dans son propre intérêt (« maître »).
Pour qu'un tel projet soit possible, il faut avoir vidé la nature de toute forme de vie qui pourrait limiter l'action de l'homme , et poser des
bornes à ses désirs de domination & d'exploitation.
C'est ce qu'a fait la métaphysique cartésienne, en établissant une différence radicale de nature
entre corps & esprit.
Ce qui relève du corps n'est qu'une matière inerte, régie par les lois de la mécanique.
De même en assimilant les animaux à des
machines, Descartes vide la notion de vie de tout contenu.
Précisons enfin que l'époque de Descartes est celle où Harvey découvre la circulation
sanguine, où le corps commence à être désacralisé, et les tabous touchant la dissection, à tomber.
Car ce qu'il y a de tout à fait remarquable dans le texte, c'est que le projet de domination technicienne de la nature ne concerne pas que la
nature extérieure et l'exploitation des ressources naturelles.
La « philosophie pratique » est utile « principalement aussi pour la conservation de la
santé ».
Le corps humain lui aussi, dans ce qu'il a de naturel, est objet de science, et même objet principal de la science.
« S'il est possible de
trouver quelque moyen qui rende les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le
chercher.
»
La véritable libération des hommes ne viendrait pas selon Descartes de la politique, mais de la technique et de la médecine.
Nous
deviendrons « plus sages & plus habiles », nous vivrons mieux, en nous rendant « comme maîtres & possesseurs de la nature ».
La science n'a
pas d'autre but..
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