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Nos pensées sont-elles en notre pouvoir ?

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« « O n ne pense pas ce que l'on veut », dit A lain.

La pensée est un chemin rude et tortueux.

La vérité se dérobe sans cesse à mesure que les théories la cernent, semble-t-il, de plus en plus près.

O n ne croit savoir quelque chose, comme disait V aléry, que lorsqu'on s'arrête de chercher.

Hegel, démontrant que « le vrai est le devenir de lui-même » (P hénoménologie de l'esprit), met en relief les heurts et les contradictions qu'entraîne sa recherche. O n comprend que, dans ces conditions, le penseur se trouve souvent dépossédé de lui-même, et qu'il puisse s'étonner des résultats de ses propres investigations.

Kant, dans sa dialectique transcendantale, montre quelques-uns des déboires qu'il pourra subir, lors même que ses raisonnements seraient parfaitement logiques.

A la vérité, il semble que la connaissance soit une aventure, dans laquelle nous serions « embarqués », pour parler comme Pascal, sans savoir où nous allons.

Dès qu'au jardin d'Eden, nous avons renoncé à notre innocence première, la voie du risque était ouverte.

Et, depuis, chaque fois que nous pensons, nous renouvelons cet « engagement » tacite que symbolise le célèbre mythe : nous acceptons le déséquilibre fondamental de notre position d'homme, cet « animal malade » que Hegel décrit dans sa P hénoménologie, ce « pour soi » de Sartre et des existentialistes, qui est toujours en dehors de lui-même. Il semble donc que la pensée soit précisément ce qui rompt l'équilibre naïf de l'être égal à lui-même.

En effet, la lucidité, comme le montre Nietzsche, c'est ce qui divise, ce qui détruit.

La raison est ironique et cruelle.

C 'est l'instrument de notre dépassement, ce qui fait qu'il y a toujours en nous un je ne sais quoi qui nous échappe.

Nous ne pensons que nécessairement, et nous avons le sentiment d'être libre.

A insi la pensée apparaît comme quelque chose d'extérieur à nous qui se glisse en nous, et qui s'impose à nous avec ses exigences.

« O n ne pense pas ce que l'on veut », répétons-le avec A lain.

P ourtant l'école cartésienne française, et en particulier Jules Lagneau, ont soutenu que la forme supérieure de notre liberté était la P ensée : n'est-elle point ce qui est proprement humain, ce qui est irréductible à aucun mécanisme ? C omment concilier ces deux points de vue ? « Il est de la nature de 'la raison de concevoir les choses, non comme contingentes, mais comme nécessaires », écrit Spinoza.

P ar conséquent, si nous isolons une pensée en la considérant comme un phénomène, il est évident que cette pensée sera déterminée.

Il y aura toujours un « pourquoi » et un « comment » de cette pensée.

Notre libre volonté ne saurait aucunement participer à cette détermination formelle d'une pensée-objet, puisque toute cause est cause nécessaire, et qu'en conséquence, la volonté ne saurait être cause sans contradiction. L'étude d'une pensée déterminée par les circonstances de cette pensée aboutit d'une façon certaine à une conception associationniste de la pensée.

Je dis par exemple : « Le ciel est bleu ».

Étais-je libre de dire cela ? A ucunement, car en disant ces mots, je ne faisais que constater un état de fait indépendant de moi, qu'établir un rapport qui existait déjà en dehors de moi.

M ais comment ai-je pu déchiffrer ce rapport dans les choses ? J'ai eu une sensation de bleu. C 'est tout.

Et pourtant, j'ai dit : « Le ciel est bleu ».

Je n'ai rien fait, diront les empiristes, qu'associer d'idée de ciel, que j'avais, à la sensation de bleu, que j'éprouvais.

C omment peut-on avoir « d'idée » de ciel ? P ar expérience.

Elle n'est que la superposition de toutes les expériences que j'ai eues du ciel, pourront-ils répondre...

Et l'on s'achemine ainsi vers une explication purement mécanique de toute la [pensée, dans laquelle la conscience n'est plus qu'un épiphénomène, un spectateur passif de phénomènes entièrement déterminés.

Il est évident que dans ces perspectives, nos pensées sont complètement en dehors de notre pouvoir.

' M a i s i l faut préciser qu'alors la volonté elle-même est une illusion, et dire, comme Spinoza, qu'elle ne consiste que dans 'l'ignorance des causes qui nous font agir. M ais tout ceci nous semble difficilement soutenable.

C ertes, « exister c'est être déterminé », et Spinoza a raison.

Mais si la détermination est l'essence de l'être, n'oublions pas que toute essence est pensée, et qu'un déterminé n'est que le résultat d'une détermination.

A insi la pensée prise comme objet est déterminée, mais elle est aussi détermination.

Elle se fait déterminée.

Or seul ce qui est libre peut se déterminer, et la pensée s'affirme précisément dans la libre détermination de soi.

Il résulte de cette considération que la détermination spatio-temporelle d'une pensée, loin de nier notre pouvoir sur elle ne fait que l'affirmer.

La pensée est ce qu'il y a de libre en nous, parce que c'est la pensée seule qui 'détermine l'objet.

Nos pensées sont notre seul pouvoir. M ais comment cette liberté abstraite se manifeste-t-elle dans le concret? Pouvons-nous dire que nos pensées sont en notre pouvoir? Notre critique de l'empirisme nous permet d'affirmer que nos pensées ne sont 'pas dans les objets, mais qu'au contraire, ce sont les objets dont l ' e s s e n c e e s t d'être déterminés, qui sont dans notre pensée.

M ais nous ne créons nullement les objets à volonté.

C e sont des objets donnés « a priori » que nous déterminons, nous ne les déterminons pas n'importe comment.

Pour que la pensée soit valable, c'est-à-dire vraie, elle doit atteindre des objets réels.

Il y a donc une forme de la détermination, c'est-à-dire de l'entendement, qui garantit, au moins dans certaines limites, l'existence de quelque réalité derrière la détermination abstraite qu'en fournit la pensée.

P ar conséquent, dans sa forme, la pensée n'est pas contingence pure.

Elle obéit au contraire aux lois de la raison, lois qui ne sauraient se trouver dans l'expérience, puisqu'elles constituent la condition indispensable à notre élucidation de cette expérience.

C e s lois, exposées par Kant dans les A nalogies de l'expérience, se ramènent à deux principes antérieurs à toute détermination : principe de permanence de la substance, et principe de causalité, qui équivalent à .peu près, dans les sciences, au postulat du déterminisme.

C omment, dans ces conditions, peut-on dire que nos pensées sont en notre pouvoir ? Si elles l'étaient vraiment, dira-t-on, nous pourrions penser n'importe comment, et n'importe quoi.

P ar exemple que la terre est cubique.

'P ourquoi ne nous est-il pas permis de penser cela ? P arce que cela est faux.

C eci revient à dire, ou bien qu'il est inhérent à 'la pensée d'atteindre le vrai, ou bien qu'en pensant, on veut réellement atteindre le vrai, et que la volonté soutient sans cesse la pensée. Spinoza, s e plaçant dans la première perspective, prétend que toute idée s'affirme comme vraie, et que le vrai implique le vrai.

C hez Spinoza, par conséquent, les principes « a priori » de l'entendement seraient les garants certains de la vérité, et en cela nos pensées ne seraient pas en notre pouvoir, puisque celui qui est dans le vrai ne peut qu'être dans le vrai, et de même pour celui qui a l'esprit mauvais, qui, lui, reste dans le faux.

Dans les perspectives spinozistes, par conséquent, même si je pouvais penser que la terre est cubique, je ne serais pas libre. A u contraire, se plaçant dans la seconde perspective, ainsi que le montre Jules Lagneau, Descartes fait de la pensée un effort vers la vérité, et dit que son mouvement est d'aller, par le doute méthodique, du faux au vrai.

C hez lui, le fait que je ne puisse penser que la terre est cubique ne prouve rien contre ma liberté, puisque au contraire, il est 'pour moi le moyen d'atteindre une valeur que je poursuis librement, la V érité.

C hez Spinoza, la liberté serait dans un libre arbitre illusoire; chez Descartes, elle est dans l'engagement; 'la servitude n'est pas dans l'impossibilité de se tromper, mais dans l'erreur.

C e que nous avons dit de la liberté suffit pour nous faire opter pour Descartes. A insi nous ne pouvons pas dire que nos pensées sont en notre pouvoir dans la mesure où, dès que nous pensons, nous obéissons à autre chose qu'à notre libre volonté. M ais ces lois rigoureuses de la pensée, chaque fois que nous pensons, nous les acceptons, nous les voulons.

Nous ne pensons pas ce que nous voulons, mais nous pensons lorsque nous voulons penser car la pensée est pour nous un moyen d'atteindre le vrai, de le comprendre, et, par là d'affirmer notre pouvoir.

La pensée n'est pas en notre pouvoir; Elle est notre pouvoir même.

Elle n'est pas libre, mais elle est le moyen de notre liberté. C e qu'il y a de grand et de libérateur dans la pensée, c'est donc qu'elle nous délivre de l'erreur.

T oute sa valeur vient donc de ce qu'elle est l'instrument de ce que les Grecs nommaient la valeur suprême : le V rai.

L'idée vraie, dit Hegel, est l'identité du réel et de son concept.

Elle ne conserve donc sa valeur que tant que le concept traduit une réalité.

La vraie pensée, celle qui affirme notre pouvoir sur le monde, est donc la pensée concrète.

L'idée pure, celle qui ne correspond à aucun fait d'expérience, est vaine, c'est une force sans contenu.

A insi Kant a-t-il été amené à distinguer l'entendement de la raison, l'un ayant pour rôle d'analyser l'expérience, l'autre ne faisant qu'appliquer les modes de l'intellection courante en dehors de leur champ d'application, dans le domaine du transcendant.

Le premier affirme notre puissance, puisqu'il donne naissance à la science; l'autre crée une discipline vaine, la métaphysique, dans laquelle, précisément, nos pensées nous échappent totalement.

C ertes, dans la science, nos jugements ne peuvent être entièrement nôtres, puisqu'ils obéissent aux lois de la pensée, mais grâce à eux, nous nous approprions la réalité.

Dans la métaphysique, au contraire, l'idée pure n'est que le produit d'un mode de raisonnement.

Elle nous échappe, nous sommes anonymes par rapport à elle.

C 'est un produit de la pensée, et non pas de notre pensée.

L'idée pure est statique, est figée.

C omme dit Kant, c'est une totalité artificielle, une interprétation magique, qui voudrait réaliser d'un seul coup la valeur; mais comme telle elle est fausse, par le fait même qu'elle s'arrête.

La valeur est une tâche infinie; la vérité, c'est une vie, dans une histoire, et elle en est inséparable. C 'est à notre histoire qu'appartiennent nos pensées et à l'histoire de l'humanité.

Elles sont en notre pouvoir, dans la mesure où nous sommes les auteurs de notre histoire.. »

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