Nietzsche
Extrait du document
«
« L'État est le plus froid de tous les monstres froids »
La formation des États modernes amorcée à la Renaissance et accomplie à la fin du
XIX siècle est liée à une volonté de rationaliser le politique.
Les institutions
l'emportent sur la spontanéité.
Ce mouvement est contestable : on peut y
discerner la figure de la normativité qui bride la volonté de puissance ainsi qu'un
nouvel absolu qui comble la place laissée vacante par la « mort de Dieu ».
« (Zarathoustra s'adresse au peuple.)
Il a quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n'est pas chez
nous, mes frères : chez nous il y a des États.
État ? Qu'est-ce, cela ? Allons !
ouvrez les oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples.
L'État, c'est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le
mensonge qui rampe de sa bouche : « Moi, l'État, je suis le Peuple.
»
C'est un mensonge ! Ils étaient des créateurs, ceux qui créèrent les peuples et
suspendirent au-dessus des peuples une foi et un amour : ainsi ils servaient la vie.
Ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État : ils
suspendent au-dessus d'eux un glaive et cent appétits.
Partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l'État et il le déteste comme le mauvais oeil et une
atteinte aux coutumes et aux lois.
Je vous donne ce signe : chaque peuple a son langage du bien et du mal : son voisin ne le comprend pas.
Il
s'est inventé ce langage pour ses coutumes et ses lois.
Mais l'État ment dans toutes les langues du bien et du mal ; et dans tout ce qu'il dit, il ment - et tout ce qu'il a
il l'a volé.
Tout en lui est faux ; il mord avec des dents volées, le hargneux.
Fausses sont même ses entrailles.
»
Les nouveaux États prétendent toujours coïncider avec le peuple.
L'ensemble impersonnel des structures
juridiques donne une cohérence et une reconnaissance internationale à ce qui n'avait pas de souveraineté
effective.
L'État, qui n'a pas la spontanéité de la société ni la présence concrète des manifestations populaires,
prétend cependant réguler la société et être au service du peuple, le protégeant contre l'arbitraire.
Cependant cette identification de l'État et du peuple est contestable : l'État n'a qu'en apparence les
caractères du peuple.
Pour démasquer cette illusion, il faut considérer « ceux qui...
» en sont l'origine.
Il ne
faut pas avoir la naïveté de croire que l'État naît de personne : la relation d'inégalité est toujours présente dès
lors qu'il y a fondation.
Les fondateurs des peuples cependant vont dans le sens de l'affirmation créatrice et du
dépassement : le peuple n'existe qu'en vertu d«( une foi et un amour », en vertu d'une culture commune, d'un
idéal et de souvenirs ; le peuple n'est pas « froid » parce qu'il a la chaleur, la présence, certes souvent
mythique, des grands hommes et des héros : le peuple ne peut se satisfaire d'abstractions ; il communie dans
une langue et des coutumes propres ; il est caractérisé par la spontanéité souvent irrationnelle des us et
coutumes.
Ainsi, même si la notion de « peuple » est une notion collective, sa réalité laisse place à la
distinction, au sacrifice, à l'instinctif.
A l'opposé, l'État, comme l'indique son étymologie — État vient du latin
stare, demeurer —, est institué pour faire exister la permanence et la raison là où le chaos des événements,
des passions et des jeux de pouvoir pourrait introduire la violence ou une inégalité excessive.
L'État est par
nature abstrait : pour garantir la monnaie et les contrats, par exemple, il ne peut se confondre avec aucun des
contractants ; pour assurer la justice et non pas la vengeance, il ne peut être à la fois juge et parti.
Son but
étant de faire exister ce qui n'existe pas spontanément, l'équité, la sécurité, par exemple, il est fondé sur un
plan a priori de la raison et non sur des intuitions variables au gré des circonstances.
Le peuple est donc
caractérisé par la vie créatrice, l'État par la raison égalisatrice.
Cela pourrait suffire à constituer une antinomie,
mais il y a plus : dans sa pratique effective il apparaît comme « un glaive et cent appétits ».
Il agit en effet par
la contrainte sur les individus : sa mission égalisatrice et instauratrice passe par un usage de la force, d'autant
plus efficace que dissimulé par l'argument du droit : l'appareil judiciaire est un appareil de contrainte; les
structures incitatives, caractéristiques de l'Etat moderne — organisation de la santé publique par des
campagnes prophylactiques agissant sur les comportements sexuels par exemple sont autant de contraintes
masquées, justifiées souvent par la simple exigence technique.
Pour remplir ces fonctions, il a besoin de mettre
en place des ponctions fiscales : l'Etat-providence prend en charge les besoins, il est un instrument d'aliénation
accepté parce que prestataire de services.
L'État, comme tout monstre, est la perversion d'une normalité : il transforme les forces vives du peuple,
imposant d'en haut égalité et rationalité.
Il correspond au désir du « dernier homme », celui pour qui : « Point
de berger un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux » (Zarathoustra, Prologue).
Il est à la fois menteur et voleur : il se fait passer pour le peuple et s'approprie ses potentialités.
Les peuples
se différencient par leur langue, leurs valeurs et leurs cultures, manifestant ainsi qu'il n'y a pas une vérité mais
une pluralité d'évaluations subjectives.
L'Etat parvient à passer outre cette diversité et sait rendre universel
son mensonge, se faisant comprendre dans toutes les langues : il reprend et incarne ainsi la figure de l'absolu
indifférent au multiple et à la diversité mouvante.
Ainsi le peuple qui existe encore sait reconnaître dans l'Etat un substitut de Dieu..
»
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