Nietzsche
Extrait du document
«
L'ART POUR L'ART.
— La lutte contre la fin en l'art est toujours une lutte contre les
tendances moralisatrices dans l'art, contre la subordination de l'art à la morale.
L'art pour
l'art veut dire : « Que le diable emporte la morale ! » Mais cette inimitié même dénonce
encore la puissance prépondérante du préjugé.
Lorsque l'on a exclu de l'art le but de
moraliser et d'améliorer les hommes, il ne s'ensuit pas encore que l'art doive être
absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l'art pour l'art — un
serpent qui se mord la queue.
« Être plutôt sans but que d'avoir un but moral ! » ainsi parle
la passion pure.
Un psychologue demande au contraire : que fait toute espèce d'art ? ne
loue-t-elle point ? ne glorifie-t-elle point ? n'isole-t-elle point? Avec tout cela l'art fortifie
ou affaiblit certaines évaluations...
N'est-ce là qu'un accessoire, un hasard ? Quelque
chose à quoi l'instinct de l'artiste ne participerait pas du tout? ou bien la faculté de pouvoir
de l'artiste n'est-elle pas la condition première de l'art ? L'instinct le plus profond de
l'artiste va-t-il à l'art, ou bien n'est-ce pas plutôt au sens de l'art, à la vie, à un désir de
vie ? — L'art est le plus grand stimulant à la vie : comment pourrait-on l'appeler sans fin,
sans but, comment pourrait-on l'appeler l'art pour l'art ?
(...) L'artiste tragique, que nous communique-t-il de lui-même? N'affirme-t-il pas
précisément l'absence de crainte devant ce qui est terrible et incertain? — Cet état lui-même est un désir supérieur ;
celui qui le connaît l'honore des plus grands hommages.
Il le communique, il faut qu'il le communique, en admettant qu'il
soit artiste, génie de la confidence.
La bravoure et la liberté du sentiment, devant un ennemi puissant, devant un
sublime revers, devant un problème qui éveille l'épouvante — c'est cet état victorieux que l'artiste tragique choisit,
qu'il glorifie.
Devant le tragique, la cour martiale de notre âme célèbre ses saturnales ; celui qui est habitué à la
souffrance, l'homme héroïque, célèbre son existence dans la tragédie — c'est seulement à sa propre vie que l'artiste
tragique offre la coupe de cette cruauté, la plus douce.
Ce texte s'inscrit dans un débat dont la source est la pensée kantienne.
Kant représente, en effet, une rupture dans la philosophie de l'art : récusant toute fonctionnalité de l'art, il s'oppose à
Platon (texte 4) et refuse de voir dans le beau la conformité à une idée; est beau ce qui plaît par soi et en soi-même,
sans combler une attente sensible ou intellectuelle.
Cette analyse, connue en France grâce à l'ouvrage de Mme de
Staël De l'Allemagne (1814), donne lieu à des développements théoriques divers.
Théophile Gautier, par exemple,
réagissant contre le romantisme moralisateur des années 1830, considère que l'art doit être cultivé pour lui-même,
indépendamment de toute considération utilitaire.
Il écrit ainsi dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1834) : « Il
n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque
besoin et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants comme sa pauvre et infirme nature.
»
Trente ans plus tard, le mouvement des « Parnassiens » fera de l'art pour l'art sa doctrine essentielle, vouant un
véritable culte à la beauté formelle.
Nietzsche rend un certain hommage à cette esthétique qui a le mérite de dissocier art et métaphysique.
Il s'agit là
d'une oeuvre de libération : loin de toute référence morale ou ontologique, l'art se déploie librement.
Cependant, il y a là encore une certaine naïveté — « la puissance prépondérante du préjugé » : la doctrine de l'art
pour l'art croit qu'il est possible et souhaitable de se situer au-delà de toute forme d'intérêt.
L'art est à ses yeux un
absolu au sens strict du terme : il existe par lui-même sans aucune relation, extérieur aux motifs et aux causes,
comme aux pulsions et aux désirs.
Le mépris du désir, caractéristique de la morale ascétique, n'est pas loin.
Cependant, si l'on veut comprendre le phénomène de l'art, il est impossible de faire abstraction de 1«< instinct de
l'artiste ».
La production artistique, comme toute réalité, doit faire l'objet d'une enquête généalogique (voir texte 16) :
d'où vient-elle? quelles sont les forces qui l'ont générée? Telles sont les questions que se pose le « psychologue »,
celui qui enquête sur l'origine.
Il faut comprendre l'art par ce qu'il fait plus que par ce qu'il est : l'art est action, « pouvoir ».
Il opère en effet un
renversement de point de vue.
Il ne duplique pas la réalité ou ne prétend la dévoiler en elle-même : il fait être une
apparence qui existe par elle-même et qui n'est possible que par un acte créateur.
Comme l'enfant, l'artiste se joue de
la pesante réalité objective, des impératifs du passé ; comme l'enfant, il est créateur.
Son regard sur le monde est
ainsi une évaluation originale, affranchie de la question de la vérité.
L'oeuvre n'est pas une fin en soi ; elle est ce par
quoi il affirme sa volonté de puissance.
Elle ne peut être appréhendée de façon statique : elle est le fruit d'un
processus qu'elle prolonge ; elle vaut en tant qu'elle est une attitude de la volonté face aux choses.
L'artiste tragique, par exemple, est celui qui a l'audace de regarder en face ce qui épouvante et inspire la crainte.
Cette audace est un dépassement du ressentiment, qui produit une attitude réactive.
Au-delà de la médiocrité de celui
qui a soif de confort et de sécurité, il honore le déchirement, le danger et la cruauté.
L'oeuvre ne doit plus être jugée d'après des règles formelles ; elle est elle-même un jugement produit par le désir..
»
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