Nietzsche
Extrait du document
«
Le poids le plus lourd.
— Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans
ta suprême solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as
menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans
rien de nouveau ; tout au contraire ! La moindre douleur, le moindre plaisir, la
moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a
en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra
dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,...
cette araignée
reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi !
L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des
poussières ! »...
Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant
ce démon ? A moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui
répondrais : « Tu es un dieu ; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine ! » Si cette
pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être
t'anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout : « Veux-tu cela ? le reveux-tu ?
une fois ? toujours ? à l'infini ? » et cette question pèserait sur toi d'un poids
décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que
tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !
Pendant l’été 1881 NIETZSCHE séjourne en Haute-Engadine dans le petit village de Sils-Maria.
C’est là qu’au
cours d’une promenade sur les bords du lac de Silvaplana, au lieu-dit Surlei, près d’une saillie rocheuse (sur
laquelle est aujourd’hui fixée une plaque qui rappelle l’événement) il a pour la première fois l’intuition du Retour
Eternel.
Les éléments du monde étant en nombre fini, les combinaisons possibles finies également, chacun de
nos instants est donc appelé à revenir.
Nous repasserons indéfiniment par les mêmes phases, nous revivrons
plus tard et encore plus tard éternellement cette vie que nous vivons à présent.
Révélation brutale, inopinée qui dit-on parfois transforme alors radicalement la philosophie de NIETZSCHE,
préludant à son ultime phase.
En réalité ceux qui ont lu attentivement toute l’œuvre de NIETZSCHE savent que
ce thème de l’éternel retour a toujours hanté la pensée de l’auteur.
Auriez-vous le courage de revivre toute
votre vie avec ses joies et ses chagrins telle que vs l’avez vécue ?
« … Que dirais-tu si un jour… jusque dans ta solitude… »
NIETZSCHE n’est pas un philosophe comme les autres.
C’est un philosophe poète, un prophète.
L’éternel retour
est ici présenté comme la révélation d’un démon, dans un climat d’étrangeté et de mystère.
Les détails les plus
ordinaires de notre vie, destinés à être revécues intégralement se chargent de mystère.
Tout reviendra… «
cette araignée-là également et ce clair de lune entre les arbres et cet instant-ci et moi-même ».
Lou Salomé
dans l’ouvrage qu’elle a consacré à Nietzsche raconte que son ami ne parlait de l’éternel retour qu’à voix basse,
en tremblant de tous ses membres…
« … Cette vie tu devras la revivre… d’être renversé à nouveau.
»
Le temps tel que se le représente la science historique (et aussi le christianisme qui a une perspective
historique : la création, le pêché, la Rédemption) est irréversible.
Chaque instant est vécu, puis englouti à
jamais.
Le temps ainsi représenté est comme une ligne parcourue par un mobile qui ne revient jamais en arrière.
NIETZSCHE récuse cette image moderne de la temporalité et retrouve l’image que les philosophes antiques se
faisaient du temps.
Le temps était pour eux plutôt comme un rythme, comme un parcours circulaire qui sans
cesse repasserait par les mêmes endroits ; non pas un point mobile sur une ligne, mais un point décrivant
toujours le même cercle dans une course infinie, « toujours recommencée » comme dit Valéry.
Le temps, disait
Platon, c’est « l’image mobile de l’éternité immobile ».
Les stoïciens avaient expressément formulé ce thème :
pour eux, au terme d’un cycle de plusieurs millions d’années, à la suite d’une conflagration universelle, tout le
cours du temps recommençait avec les mêmes péripéties…
« Ne te jetterais-tu pas… le démon ? »
Notons d’abord ici que ce qui intéresse NIETZSCHE dans l’Éternel Retour c’est l’effet de cette croyance sur
l’homme qui en serait pénétré.
Le thème est envisagé non plus dans une perspective cosmologique (comme
dans la pensée antique) mais dans une perspective existentielle, psychologique, et morale.
C’est de moi, c’est
de ma vie dont il s’agit : « Cette vie, tu devras la revivre ».
La question est de savoir si nous sommes capables
de supporter cette pensée de l’Éternel Retour.
L’homme qui a la révélation de l’éternel retour est tenté de
maudire le démon.
Car l’éternel retour nous condamne à accepter, pour l’éternité, toutes les épreuves qui nous
sont advenues et qui, éternellement, se reproduiront.
D’où l’aspect terrifiant de cette sorte d’immortalité qui
nous est promise.
Calypso, après le départ d’Ulysse pleurait à la pensée qu’elle était immortelle, condamnée
pensait-elle à souffrir sans fin.
Pour supporter l’éternel retour il faudrait l’avènement d’un homme d’une force
morale et d’un courage inouï.
On voit ici comment les deux thèmes fondamentaux du nietzschéisme, le thème.
»
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