Nietzsche
Extrait du document
«
De l'origine de notre « connaissance ».
— L'explication suivante m'a été
suggérée dans la rue : j'entendais un homme du peuple dire : « il m'a
reconnu » — et je me demandais aussitôt : qu'est-ce que le peuple peut bien
entendre par la connaissance? Que veut-il, quand il veut de la «
connaissance »? Rien d'autre que ceci : ramener quelque chose d'étranger à
quelque chose de connu.
Et nous autres philosophes — aurions-nous
entendu davantage par le terme connaissance? Le connu signifie : ce à quoi
nous sommes assez habitués pour ne plus nous en étonner, notre vie
quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions engagés,
toute chose familière enfin : — qu'est-ce à dire? notre besoin de
connaissance ne serait-il pas justement ce besoin du déjà-connu? La
volonté de trouver parmi tout ce qu'il y a d'étranger, d'extraordinaire, de
douteux, quelque chose qui ne soit plus pour nous un sujet d'inquiétude? Ne
serait-ce pas l'instinct de la crainte qui nous incite à connaître? La jubilation
de celui qui acquiert une connaissance ne serait-elle pas la jubilation même
du sentiment de sécurité recouvré?
Dans ce texte extrait de la cinquième partie du Gai savoir, Nietzsche analyse la notion de connaissance en en
contestant la définition traditionnelle.
Pour ce faire, il met en valeur, de manière très originale, notre besoin de
connaissance : si nous désirons la connaissance, c'est que connaître consiste à ramener l'inquiétant inconnu
vers le connu.
La connaissance rassure! Nietzsche établit cette thèse en trois temps : tout d'abord, jusqu'à «
quelque chose de connu », le philosophe examine la signification que le sens commun attribue à la
connaissance; ensuite, jusqu'à « qu'est-ce à dire?», il définit la notion de connu, pour, dans le dernier
mouvement du texte, caractériser de manière provocatrice notre besoin de connaissance.
1.
« Qu'est-ce que le peuple peut bien entendre par la connaissance? »
A.
Le titre du paragraphe est révélateur : l'analyse de la connaissance doit être une analyse de son origine.
La
connaissance est conçue comme un phénomène psychologique qui s'enracine dans les besoins psychologiques
d'une espèce animale particulière, l'espèce humaine, et qui s'explique par ses besoins.
La notion d'« origine»
renvoie donc à la méthode nietzschéenne d'analyse des notions classiques de la philosophie, qu'il appelle
fréquemment « généalogie » : pour comprendre un phénomène humain, il faut en expliquer la formation.
B.
Ce paragraphe met en place une méthode d'analyse originale : il fait référence à la manière de parler de
l'homme de la rue pour analyser une notion philosophique.
Il nie par là les prétentions philosophiques à rompre
avec le sens commun.
L'analyse de l'usage commun du nom « connaissance » et du verbe ,< connaître » doit
nous permettre de comprendre la connaissance en général.
C.
Nietzsche pose deux questions successives.
La première porte sur l'usage du terme à analyser, la seconde
sur notre volonté de la connaissance : « Que veut-il, quand il veut la connaissance? » Comprendre la
connaissance, c'est donc comprendre un besoin humain, celui de « ramener quelque chose d'étranger à quelque
chose de connu ».
Quand on reconnaît quelque chose, en effet, on identifie un objet apparemment nouveau à
un objet que nous avons en réalité déjà rencontré et que nous avons conservé en mémoire.
Reconnaître, c'est
donc bien ramener l'étranger au connu.
.2.
La vérité, c'est l'habituel
A.
La manière dont ce passage est écrit doit être soulignée : Nietzsche utilise le questionnement pour mettre
en question notre analyse traditionnelle de la connaissance et de la volonté de connaissance.
Nous
n'interrogeons jamais la raison pour laquelle nous désirons la vérité et donc la connaissance : il nous semble
aller de soi que la vérité doit être recherchée et la fausseté ainsi que le mensonge condamnés.
Pourquoi est-ce
le cas?
B.
Le philosophe allemand étend de manière provocatrice cette analyse de la connaissance telle que la conçoit
le sens commun, à l'analyse philosophique.
Si reconnaître, c'est ramener l'étranger au connu, le connu, c'est ce
qui n'est pas étranger.
Or qu'est-ce qui n'est pas étranger? C'est ce qui est « habituel » et « familier » : ce qui
ne nous inquiète pas, ce qui ne nous «étonne» pas.
3.
« Ne serait-ce pas l'instinct de la crainte qui nous incite à connaître? »
A.
Ce qui est étranger, « extraordinaire » et « douteux » est un «sujet d inquiétude » : cette constatation
psychologique est au fondement de l'analyse provocatrice de la connaissance.
B.
La volonté de connaissance s'enracine dans un instinct.
Cette notion est extrêmement importante pour
Nietzsche : l'instinct désigne une tendance du vivant en général que la conscience ne maîtrise pas.
Cela révèle
que la description traditionnelle de la connaissance comme désir désincarné est profondément trompeuse..
»
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