Nietzsche
Extrait du document
«
La nature veut toujours être d'une utilité pratique, mais, pour remplir ce but, elle ne s'entend
pas toujours à trouver les voies et moyens les plus adroits.
C'est là son grand chagrin et
c'est ce qui la rend mélancolique.
Que pour l'homme elle veuille donner à l'existence une
signification et une importance, en créant le philosophe et l'artiste, c'est ce qui apparaît
comme certain, étant donné son aspiration à la délivrance.
Mais combien incertain, combien
faible et pauvre est l'effet qu'elle atteint le plus souvent avec les philosophes et les artistes !
Combien rarement elle parvient même à obtenir un effet quelconque ! Surtout en ce qui
concerne le philosophe, son embarras est grand lorsqu'elle veut donner à celui-ci une
utilisation générale.
Ses moyens ne semblent être que tâtonnements, idées subtiles inspirées
par le hasard, de telle sorte que ses inventions se trouvent le plus souvent en défaut et que
la plupart des philosophes ne peuvent être d'aucune utilité générale.
Les procédés de la
nature prennent l'aspect de gaspillages, mais ce n'est pas là le gaspillage d'une criminelle
exubérance, c'est celui de l'inexpérience.
Il faut admettre que, si la nature était un homme,
elle ne parviendrait pas à se tirer du dépit qu'elle s'occasionnerait à elle-même et des
malheurs qui en résultent pour elle.
La nature envoie le philosophe dans l'humanité comme
une flèche; elle ne vise pas, mais elle espère que la flèche restera accrochée quelque part.
Mais, ce faisant, elle se trompe une infinité de fois et elle en a du dépit.
Commentaire
1.
La question initiale concerne le système d'éducation dans son rapport à la 'vie et à l'influence des philosophes.
Pour en
former de nouveaux, pour seulement survivre, quelles sont les chances d'un philosophe, lorsqu'on connaît l'existence
précaire d'un Schopenhauer?
C'est par une longue métaphore que Nietzsche rend compte du statut du philosophe et de l'artiste dans le présent, et évalue
leurs chances de le marquer.
Il les fait entrer dans un plan de la nature, et dans les limites de ses moyens pour l'appliquer.
Il est difficile de diviser ce texte en parties autonomes, tant le mouvement de la démonstration lie ensemble les arguments
variés qui convergent vers l'affirmation de la « mélancolie » d'une nature débordée et déçue de ses résultats; il n'est pas non
plus possible ni souhaitable de prendre au pied de la lettre le point de vue que Nietzsche semble adopter sur la création
artistique et philosophique, en parlant « au nom de la nature ».
C'est cette bizarrerie qu'il faut commenter pour rétablir la
perspective et situer la philosophie de la création qui anime tout le texte.
2.
La personnalisation de la nature peut surprendre chez un auteur aussi hostile au finalisme.
Il faut d'abord distinguer fins
et moyens de la nature : Nietzsche lui prête un souci des fins, mais une pauvreté de moyens.
Surtout, il faut lire la métaphore
pour ce qu'elle établit de plus paradoxal : non seulement l'impuissance, mais la mélancolie d'une nature qui crée le
philosophe et l'artiste en croyant se rendre utile, et n'y parvient pratiquement pas.
Nietzsche, semble-t-il, ne prend pas au sérieux la doctrine de l'utilité pratique étendue aux produits de la nature même, à la
mode depuis que Darwin et Spencer ont la faveur du public allemand.
Aussi, le tableau de la déception qui s'empare de la
nature a quelque chose de sarcastique : l'artiste, conçu du point de vue de l'utilité pratique ou sociale, est un produit raté.
Ce qui en revanche est proprement nietzschéen, c'est l'idée que, dans cet effort, elle tend à la délivrance, et qu'elle veuille
donner à l'existence une signification et une importance.
L'artiste, le philosophe donnent effectivement un sens à ce qui n'en
a pas en soi : le monde, la vie.
Ce faisant, ils « sauvent », ils « délivrent » la nature de son insignifiance, ils en font quelque
chose d'« utile » ou de nécessaire, sans que cette utilité se laisse définir au sens pratique habituel.
Exceptions, ces hommes
créateurs ne se rangent pas dans l'ordre des fins de l'espèce, ils en réinventent l'utilité.
Ils ne sont pas eux-mêmes des
créatures d'une nature divinisée, considérée comme source de la valeur de l'existence.
On comprend alors l'embarras
qu'éprouverait la nature si elle était un homme pour donner au philosophe une utilisation générale.
De ce point de vue, il
faudrait considérer le créateur de formes ou d'idées comme un gaspillage, signe d'inexpérience.
Pire : la nature utilitaire,
conçue à la manière du temps, trouve dans les grands créateurs non la preuve, mais l'infirmation du principe d'économie qui
la régit.
Le génie n'est pas nature, comme le croyait Kant, mais antinature, témoignant d'un ordre supérieur créé et non
transcendant, trouvé tout constitué chez quelques hommes d'exception.
3.
Le si la nature était un homme prend une signification positive en ce point : on croit que la nature est ordre, mais les
exceptions qu'elle distribue maladroitement et sans art témoignent paradoxalement de la « sagesse de ses fins »,
davantage que la régularité de ses produits ordinaires.
La possibilité d'une création d'artiste ou de penseur confère en
retour à la nature le caractère tragique d'un effort pour donner sens à l'existence, et le décalage des fins et des moyens qui
la fait souffrir l'humanise en lui faisant pressentir des valeurs qui la dépassent.
Quelle est l'utilité du grand homme, du génie?
Certainement pas de servir l'humanité telle qu'elle est, fille de la nature; mais de l'humaniser vraiment en lui faisant violence,
même si cette violence se retourne d'abord contre l'isolé qui brave l'ordre établi et le relativise.
Il semble en fin de compte que l'idée schopenhauerienne d'une volonté à l'oeuvre dans la nature à travers l'expérience de
l'art cède ici la place à celle, plus moderne, d'un homme arraché à elle et retrouvant librement son sens dans une
authentique création de valeurs..
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