Nietzsche
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«
Aussi longtemps que nous ne nous sentons pas dépendre de quoi que ce
soit, nous nous estimons indépendants : sophisme qui montre combien
l'homme est orgueilleux et despotique.
Car il admet ici qu'en toutes circonstances il remarquerait et reconnaîtrait
sa dépendance dès qu'il la subirait, son postulat étant qu'il vit
habituellement dans l'indépendance et qu'il éprouverait aussitôt une
contradiction dans ses sentiments s'il venait exceptionnellement à la
perdre.
- Mais si c'était l'inverse qui était vrai, savoir qu'il vit constamment
dans une dépendance multiforme, mais s'estime libre quand il cesse de
sentir la pression de ses chaînes du fait d'une longue accoutumance ?
S'il souffre encore, ce n'est plus que de ses chaînes nouvelles : - le "libre
arbitre" ne veut proprement rien dire d'autre que ne pas sentir ses nouvelles
chaînes.
Introduction
On définit souvent la liberté comme l'absence de contrainte : je suis libre dans la mesure où je fais ce que je
veux, non pas au sens où j'obéirais à tout impulsion, mais dans la mesure où ma volonté est éclairée par ma
raison.
Cette volonté rationnelle est, d'après Kant, la source de l'autonomie par laquelle se manifeste la liberté
souveraine du sujet.
Mais cette souveraineté n'est-elle pas le fruit d'une illusion orgueilleuse ?
Tel est le soupçon que Nietzsche jette sur la conception commune de la liberté.
Il réfute énergiquement l'idée
selon laquelle le sentiment de dépendance serait un critère fiable pour saisir et comprendre la liberté.
Ce texte
polémique suit une logique de réfutation dans laquelle la thèse de Nietzsche n'est énoncée qu'à la fin, après
avoir explicité le caractère sophistique de la conception générale.
Nous pourrons nous demander, tout en suivant cette argumentation, si elle aboutit à une négation pure et
simple de la liberté ou à une affirmation critique.
Étude ordonnée et intérêt philosophique
C'est sur le terrain de la croyance à la liberté que Nietzsche place son attaque : celle si, selon lui, est relative
à la conscience que nous pouvons avoir de dépendre de facteurs extérieurs.
Nietzsche ne parle d'ailleurs pas
d'emblée de liberté, mais seulement d'indépendance, suggérant par là une compréhension faible de la liberté.
On
peut en effet comprendre cette dernière selon deux perspectives : celle d'une absence de contrainte (c'est le
cas ici) ou celle d'une exigence personnelle, d'un projet (c'est le sens que soulignera l'existentialisme).
La
plupart du temps, dit Nietzsche, nous nous flattons d'être indépendants de toute attache, alors que nous
sommes seulement inattentifs.
Nous commettons là un sophisme, une faute logique, en inversant la cause et l'effet : nous affirmons que notre
sentiment d'indépendance est causé par notre liberté effective, alors que c'est l'idée de liberté qui est issue
d'un sentiment trompeur, produit par l'habitude.
Nietzsche voit dans ce sophisme plus qu'une erreur, c'est une
accusation morale qu'il porte contre l'homme, « orgueilleux et despotique ».
Il se situe ainsi dans la lignée des
moralistes sceptiques qui, de Montaigne à Hume, montrent combien nos désirs informent notre conscience.
Notre idée de l'indépendance est une des facettes de notre volonté de puissance : faute de la déployer
réellement à travers une grande oeuvre, nous nous contentons le plus souvent de la rêver en occultant les
liens qui font de nous des êtres dépendants.
Spinoza critiquait le sentiment du libre arbitre comme un produit
de notre ignorance ; Nietzsche le condamne comme une ruse de la conscience.
Ayant identifié et condamné le sophisme du libre arbitre, Nietzsche entreprend de démonter son mécanisme en
identifiant le présupposé qui en est le ressort principal.
Au lieu d'observer avec perspicacité, comme le fera
Nietzsche dans la suite du texte, la réalité de notre situation dans le monde, nous en forgeons un concept
abstrait modelé par notre désir « despotique ».
Nous bâtissons de toutes pièces, selon le mot de Spinoza, « un
empire dans un empire », et nous nous en proclamons le maître.
Le postulat sur lequel repose cette fausse conception est celui d'une indépendance première et essentielle.
Il
est renforcé par des phrases quasi proverbiales : « l'homme est libre par nature », « tous les hommes naissent
libres », etc.
Rousseau, en essayant de confronter l'état social à un hypothétique état de nature, affirme que
ce dernier est avant tout caractérisé par l'indépendance des hommes.
C'est pourquoi il affirme que l'homme qui
perd cette indépendance est malheureux s'il ne reçoit pas la liberté plus haute que confère le statut de
citoyen.
Rousseau semble correspondre tout à fait aux philosophes que critique Nietzsche, puisqu'il est de ceux
qui affirment que l'homme ne peut sans contradiction être entravé dans sa liberté.
Contre une telle conception, Nietzsche propose d'inverser les rapports.
Il s'agit de ne pas prendre le sentiment
d'indépendance au sérieux, au pied de la lettre et de l'interpréter plutôt comme le symptôme d'un processus
plus souterrain : l'habitude.
Nous rencontrons ici une démarche courante chez ce philosophe.
La Généalogie de
la morale, par exemple, consiste à montrer que
les normes de la morale judéo-chrétienne proviennent en fait d'un renversement de valeurs plus originaires et.
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