Nietzsche
Extrait du document
«
La science elle-même repose sur une croyance ; il n'est pas de science sans
postulat.
"La science est-elle nécessaire ?" Il faut, pour qu'elle puisse se former,
que cette question ait reçu auparavant une réponse non seulement affirmative,
mais affirmative à tel point qu'elle exprime ce principe, cette foi, cette conviction :
"Rien n'est plus nécessaire que le vrai ; rien, à son prix, n'a d'importance que
secondaire." Qu'est-ce que cette volonté absolue de vérité ? Est-ce volonté de NE
PAS SE LAISSER TROMPER ? Est-ce volonté DE NE PAS TROMPER SOI-MÊME ?
Car rien n'empêche d'interpréter aussi de cette seconde façon le besoin absolu du
vrai, si l'on admet que "je ne veux pas tromper" comprend comme cas particulier "je
ne veux pas me tromper moi-même".
Mais pourquoi donc ne pas tromper ? Et
pourquoi ne pas se laisser tromper ?
Remarquons que les raisons qui répondent à la première de ces questions relèvent
d'un tout autre domaine que celles qui répondent à la seconde : si l'on ne veut pas
se laisser tromper, c'est qu'on suppose qu'il est nuisible, dangereux, néfaste d'être
trompé.
La science, dans cette hypothèse, serait donc une longue ruse : mesure
de précaution, affaire d'utilité.
Mais on pourrait lui objecter à juste titre : eh quoi !
la volonté de ne pas se laisser tromper est-elle vraiment moins nuisible, moins dangereuse, moins néfaste que
son absence ? (...) La foi dans la science, cette foi qui existe en fait de façon incontestable, ne peut avoir son
origine dans un calcul utilitaire ; elle a dû se former au contraire MALGRÉ le danger et l'inutilité de la « vérité à
tout prix », danger et inutilité que la vie démontre sans cesse.
(Vérité «à tout prix » ! Nous savons trop bien ce
que c'est, nous ne le savons, hélas, que trop, quand nous avons offert sur cet autel, et sacrifié de notre
couteau, toutes les croyances, une à une !)
« Vouloir la vérité » ne signifie donc pas « vouloir ne pas se laisser tromper» mais — et il n'y a pas d'autre choix
— « vouloir ne pas tromper les autres ni soi-même », CE QUI NOUS RAMÈNE DANS LE DOMAINE MORAL.
Qu'on
se demande sérieusement en effet : « Pourquoi vouloir ne pas tromper ? », surtout s'il semble — et c'est bien le
cas ! — que la vie soit montée en vue de l'apparence, j'entends qu'elle vise à égarer, à duper, à dissimuler, à
éblouir, à aveugler, et si, d'autre part, elle s'est toujours montrée sous son plus grand format du côté des
fourbes les moins scrupuleux ? Interprété timidement, ce dessein de ne pas tromper peut passer pour une
donquichotterie, petite déraison d'enthousiasme ; mais il se peut qu'il soit aussi quelque chose de pire : un
principe destructeur, ennemi de la vie...
« Vouloir le vrai » ce pourrait être, secrètement, vouloir la mort.
En
sorte que le pourquoi de la science se ramène à un problème moral : POURQUOI, D'UNE FAÇON GÉNÉRALE,
TOUTE MORALE, quand la vie, la nature, l'histoire sont immorales ? Sans aucun doute qui veut le vrai, au sens
intrépide et suprême que suppose la foi dans la science, AFFIRME PAR CETTE VOLONTÉ MÊME UN AUTRE
MONDE que celui de la vie, de la nature et de l'histoire ; et dans la mesure où il affirme cet « autre monde »,
ne nie-t-il pas nécessairement du même coup son antipode : ce monde, le nôtre ?
« On se fait une idole de la vérité même » disait Pascal (Pensées Posthumes).
La philosophie échappe-t-elle à
cette remarque ? Elle veut depuis Platon éviter l'erreur, dissiper l'illusion, condamner le mensonge, et par la
connaissance de la vérité libérer les hommes de l'oppression politique comme de la servitude des passions.
Mais
pourquoi la vérité serait-elle à ce point aimable ? En faisant de la vérité non seulement le but de la
connaissance mais une suprême valeur morale, ne sacrifions-nous pas d'autres valeurs qu'on pourrait estimer
plus essentielles ou plus vitales ? Philosopher, c'est en tout cas aussi oser, comme Nietzsche en ce texte,
mettre la volonté de vérité à l'épreuve du soupçon.
La vérité est érigée en valeur absolue, à laquelle toutes les autres doivent se subordonner ou être sacrifiées.
Mais il s'agit d'évaluer cette valeur : examiner ce qu'elle vaut réellement.
Deux hypothèses se présentent : le « besoin absolu du vrai » vient de la volonté de ne pas se laisser tromper
ou bien de ne pas tromper soi-même.
La première hypothèse suppose qu'il est dangereux d'être trompé.
Or, il est tout aussi dangereux de vouloir la
vérité à tout prix et d'être prêts à lui sacrifier toutes nos croyances, y compris les plus vitales.
Reste donc la seconde hypothèse : on veut le vrai pour ne pas tromper, c'est-à-dire par impératif moral.
Mais
celui-ci est contraire à la vie même.
Il nous pousse dans un « autre monde » négateur du monde réel (comme
le monde intelligible de Platon).
La morale de la vérité est donc une morale morbide, comme toute morale qui
pose des valeurs absolues et transcendantes, qui jugent la vie au lieu de l'affirmer..
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