Nietzsche
Extrait du document
«
Exiger de la force qu'elle ne se manifeste pas comme telle, qu'elle ne soit pas une volonté
de terrasser et d'assujettir, une soif d'ennemis, de résistance et de triomphes, c'est tout
aussi insensé que d'exiger de la faiblesse qu'elle manifeste de la force.
Une quantité de
force répond exactement à la même quantité d'instinct, de volonté, d'action — bien plus, la
résultante n'est autre chose que cet instinct, cette volonté, cette action même, et il ne
peut en paraître autrement que grâce aux séductions du langage (et des erreurs
fondamentales de la raison qui s'y sont figées) qui tiennent tout effet pour conditionné par
une cause efficiente, par un « sujet » et se méprennent en cela.
De même en effet que le
peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l'éclair comme une action particulière,
manifestation d'un sujet qui s'appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la
force des effets de la force, comme si, derrière l'homme fort, il y avait un substratum
neutre qui serait libre de manifester la force ou non.
Mais il n'y a point de substratum de ce
genre, il n'y a point d«< être » derrière l'acte, l'effet et le devenir; 1' « acteur » n'a été
qu'ajouté à l'acte l'acte est tout.
(...) Lorsque les opprimés, les écrasés, les asservis, sous l'empire de la ruse vindicative de
l'impuissance, se mettent à dire : « Soyons le contraire des méchants, c'est-à-dire bons !
Est bon quiconque ne fait violence à personne, quiconque n'offense, ni n'attaque, n'use pas de représailles et laisse à
Dieu le soin de la vengeance (...) ».
— Tout cela veut dire en somme, à l'écouter froidement et sans parti pris : «
Nous, les faibles, nous sommes décidément faibles ; nous ferons donc bien de ne rien faire de ce pour quoi nous ne
sommes pas assez forts.
» Mais cette constatation amère (...) a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre,
qui renonce et qui se tait, comme si la faiblesse même du
faible c'est-à-dire son essence, son activité, toute sa réalité unique, inévitable et indélébile — était un
accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mérite.
L'exigence morale de renoncement n'est concevable qu'à une seule condition : que la force puisse exister sans se
manifester.
Mais alors existe-t-elle encore? Peut-on réclamer une couleur incolore ou une musique silencieuse? On ne
peut exiger de la faiblesse qu'elle manifeste de la force, pourquoi faudrait-il supposer une force qui se manifeste sous
les dehors de la faiblesse?
Cette pseudo-exigence a recours à un argument simple : il est possible de supposer que la force peut être retenue si
et seulement si elle est l'aptitude d'un être qui peut ou non l'utiliser.
Le modèle du sage asiatique passé maître dans un
sport de combat peut voler au secours d'une telle conception : sa douceur est le fruit d'une maîtrise ; il possède une
force qu'il a la liberté de manifester à volonté.
Toutes les morales se servent d'une manière ou d'une autre d'une
référence de ce type : le sage stoïcien ou le martyre chrétien ont au moins en commun de pouvoir ne pas céder à
leurs penchants, de ne pas commettre tous les actes dont ils sont capables.
La forme même de l'interdit sur laquelle
repose au moins une partie de toute morale suppose cette aptitude.
Cette explication est renforcée et accréditée par le langage.
Il existe en effet des termes distincts : le langage
courant dissocie l'effet visible et la cause sous-jacente, invisible, qui ne s'épuise pas dans l'effet.
Cette distinction
correspond à la distinction entre l'action et le sujet de l'action qu'opère toute morale.
En réalité cela ne fait que
repousser la difficulté.
En effet, cette cause, libre de manifester la force qu'elle « possède », ne se voit jamais que dans ses manifestations;
rien ne permet donc d'en affirmer l'existence indépendamment de ce qu'elle « prouve » : le sage n'est fort qu'en tant
qu'il fait usage de la force ; s'il ne manifeste pas sa force, celle-ci n'est qu'un vain mot : une force qui n'a pas les
caractères essentiels de la force n'est pas une force.
Le langage, qui distingue l'effet et la cause, l'action et le sujet
de l'action, nous fait croire à l'existence réelle de ce qu'il distingue...
mais rien ne permet de justifier cette existence,
bien au contraire.
C'est donc encore en vertu d'un présupposé de type métaphysique (qui vise quelque chose au-delà
(méta) de la nature (Phvsis)) que l'on suppose qu'il y a un sujet derrière les actions.
Mais il n'y a pas un être
mystérieux caché derrière l'apparence : nous devons nous libérer des dualismes.
L'acte est tout comme l'apparence est
tout : elle n'est jamais l'apparence « de » quelque chose qui resterait en partie caché.
Les idées de sujet, de cause, de potentialité ne sont donc que des mots sans contenu.
Mais si elles ne se justifient
pas par leur signification, il faut en chercher le fondement ailleurs : pourquoi a-t-on eu besoin de les concevoir?
L'analyse ici change de statut : la question classique de la philosophie qui demande « qu'est-ce que...? » pour saisir la
définition de l'idée visée par le mot (cf.
texte 1) n'est plus possible.
Il faut se demander quels sont les intérêts qui ont
conduit les hommes ou telle catégorie d'hommes à produire des mots de ce type.
En un mot, il faut faire la «
Généalogie » des idées, retracer l'histoire de leur formation.
Ici les choses sont simples : si l'on a inventé l'idée d'un sujet capable de ne pas utiliser une force qu'il possède, c'est
pour faire croire que sa faiblesse est volontaire.
L'éloge moral de la douceur, de la justice, trouve son origine dans une
ruse du plus faible qui appelle vertu son impuissance.
Sa seule force est en réalité de tromper par son maniement du
langage..
»
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